Beaucoup ont qualifié Internet de page blanche où il était possible de repartir de zéro. Pourtant, après sa rapide démocratisation, le web semble avoir reconstruit l’ensemble des logiques inégalitaires et discriminatoires de nos sociétés. L’idéal est bien loin. Qu’il soit question de manque de représentativité ou de violence, les nouveaux espaces d’expression ont réussi à faire pire que les médias traditionnels. Pour réaliser ce constat, nous nous sommes entretenus avec trois créatrices, Eva Strada, Hind et Myriam Manhattan, pour leur demander qu’est ce que leur quotidien de productrice de contenu sur internet ?
D’après le site Socialblade, parmi les 100* plus grandes chaînes YouTube françaises, seules 2 appartiennent à des femmes. On pourra mentionner que, quelques artistes comme Aya Nakamura, Indila ou Marwa Loud rentrent également dans ce classement. Un peu léger tout de même. Le problème ne se limite pas à une question de représentativité. Les maux sont divers et nombreux. Sexualisation de la personne, demandes incongrues, insultes, harcèlements, remise en cause de la légitimité, critiques biaisées, autocensure forcée… Le quotidien des créatrices est extrêmement difficile. Trois femmes, Eva Strada, Hind et Myriam Manhattan (leurs portraits respectifs sont disponibles sur le site), nous ont fait part de leur expérience concernant ces différentes problématiques.
Sexualisation de l’image sur internet
Le rapport à l’image personnelle et à la diffusion de son corps est difficile à gérer en tant que femme. Les créateurs masculins n’ont généralement pas à faire face à cette question. Comme le remarque beaucoup de militantes et créatrices, lorqu’il s’agit d’une femme, le corps devient un objet sexuel. Il suffit de s’intéresser aux polémiques liées aux problèmes de modérations des réseaux sociaux pour comprendre que le tabou est profond. Dans son dernier ouvrage Moi les hommes je les déteste, l’écrivaine Pauline Harmange explique que les jeunes filles sont éduquées de sorte à devenir désirables, quand les jeunes garçons sont eux éduquées à se saisir de cette désirabilité. “On a fait miroiter longtemps aux femmes que leur épanouissement ne pouvait se faire que par l’intervention d’un homme”. On a normalisé l’idée que la femme était un objet sexuel et que les hommes étaient en plein droit de se l’approprier. Il y a de multiples raisons qui expliquent cette situation. On peut retenir le problème d’éducation, les influences néfastes des secteurs de la publicité et de la pornographie et l’acceptation culturelle et sociétale de la sexualisation de la femme. Récemment, la vidéaste et streameuse Deujna se confiait à Ben Nervet pour son programme Insomnie. Elle exprimait sa gène et son dégoût lorsqu’un père d’un fan dit à son jeune fils “Ouais, Deujna est quand même sacrément bonne”. Un exemple loin d’être isolé. Les créatrices sont sexualisées et dépeintes comme des objets de fantasme. Dans le reportage Elles prennent la parole, réalisé par Léa Bordier et Lisa Bricquet, Marion Seclin résume le fait qu’une femme soit toujurs ramené à son physique. “Quand tu es une fille sur internet, tu n’as jamais gagné. Si tu es belle, tu es d’abord belle, donc ce que tu dis, ça sert à rien. Quand tu es pas très jolie, t’es moche donc on va pas écouter ce que tu dis non plus. Peu importe, tu es coincée”. Une expérience particulièrement déroutante qui conduit à douter de soi en permanence. Quoi que fasse une femme, il y a toujours un problème. Myriam nous a confirmé avoir subi de telles injonctions. “T’es une femme, tu montres un peu ton corps t’es une pute. Au final, quand tu le montres pas, on dit que tu es une pute aussi”.
Cette hyper sexualisation de la femme n’est pas sans conséquences. Un certain imaginaire se construit autour des jeunes qui veulent s’imposer dans leur métier. La logique est d’autant plus pernicieuse que les métiers d’internet impliquent de mettre en avant son image personnelle. Il s’inscrit dans l’esprit de beaucoup de jeunes filles que la réussite passe par les attributs physiques et une certaine attitude de faire valoir. Le mythe de “la bimbo plante verte” subsiste encore dans les représentations de femmes médiatiques. Cette pression a pesé lourd dans le cas de Myriam Manhattan. Alors qu’elle commençait à se faire connaître sur les réseaux, elle n’avait jamais montré d’image d’elle sur internet. Pour postuler à un concours pour être présentatrice pour OKLM TV, l’ancienne web TV de Booba, elle doit réaliser une vidéo de présentation. Un exercice particulièrement stressant à ses yeux. “J’avais peur de le faire à cause de Twitter. Je voyais que la plupart des candidates étaient “fraîches”, “décolletés” etc. Beaucoup recevaient des insultes pour ça. Je me disais c’est mort pour moi. Je vais faire en sorte d’éviter toutes les critiques possibles. J’ai enlevé mes lunettes et mis un t-shirt ultra basique. Je voulais que l’on s’intéresse à mon texte plutôt qu’à mon apparence.J’ai toujours voulu montrer que ce n’est pas le physique qui va te faire réussir. Parce que la télé-réalité, et la télé de manière générale, fonctionnent beaucoup sur ça“.
La banalisation des insultes et du harcèlement
Malheureusement, sur internet on ne s’arrête pas à l’avis. Les comportements deviennent extrêmes. En dépit des prises de consciences sur les dérives des réseaux sociaux, les insultes et le harcèlement sont toujours des choses communes. Chacun peut en être victime mais les minorités ethniques, sexuelles ou de genre sont encore plus exposées Pour prendre pleinement conscience de l’ampleur et de la violence de ces phénomènes pour les créatrices nous vous invitons à visionner le reportage mentionné plus haut, Elles prennent la parole. Tour à tour, de nombreuses créatrices, d’âge, d’ethnie ou de plateformes différentes, relatent leur vécu. La quantité et la violence des messages font froid dans le dos. Le rite de passage dans la médiatisation reste le très original “retourne à la cuisine”. Une phrase insultante, condescendante et sexiste qu’ont éprouvée la majorité des personnes que nous avons interrogées. Elles soulignent toutes le fait qu’elles connaissent aujourd’hui une période plus calme et bienveillante. Hind nous a confié avoir subi une grosse vague de harcèlement sur les réseaux. Le motif ? Avoir recadré un internaute qui avait eu des mots déplacés. Piqué dans son ego, l’homme décide de mener une vendetta masculiniste. Pendant plusieurs jours, une communauté soudée et centrée autour de la “victime” crée et partage des montages pornographiques à l’effigie de la journaliste sportive. Un épisode qui la force à recréer des comptes pour les réseaux sociaux. Alors qu’elle a collecté des preuves (photo des conversations, nom des comptes …) Hind essuie un refus catégorique des forces de l’ordre à prendre sa plainte. Le fonctionnaire estime que “le harcèlement en ligne, ça n’existe pas madame”. Après s’être battu et avoir du fournir les extraits de loi, sa plainte est prise mais sans réelles conséquences. Ces carcans entravent la prise de parole et la remise en cause de l’impunité de ces comportements. C’est donc cette menace d’insultes et de harcèlements qui plane sur toutes les personnes qui veulent se mettre à créer. La plage blanche de liberté vous a t’on dit.
Pour certaines, les commentaires insultants sont plus faciles à gérer. Sans nier la gravité de ces propos, on peut blacklister certains mots pour ne plus les voir. Psychologiquement, on se focalise moins sur la violence pure d’individus frustrés. Alors que des critiques sur la légitimité ou des reproches gratuits peuvent eux s’insérer durablement dans l’esprit. Des comportements nocifs qui se font beaucoup plus observer au sujet des femmes. La légitimité s’acquiert plus facilement pour un homme. On lui reprochera moins de choses. Eva Strada est revenue sur ses débuts et les critiques de plagiat qu’elle a reçu. Une incarnation de ce deux poids deux mesures entre homme et femme. “Je sors ma vidéo et trois ou quatres jours plus tard, Ballo (ndlr : vidéaste spécialisé en graphisme et tête d’affiche du genre en francophonie) sort une vidéo du même type. Pas tout à fait la même chose mais du même type. Parce que lui était inspiré par Zimri Mayfield, ça se croise c’est normal. Vu que Ballo puis Justin (ndlr : Justin Buisson, un autre vidéaste) ont fait des vidéos de ce type, moi j’ai été mise en avant. En fait, les gens ont considéré que vu que j’avais moins de vues et d’abonnés que mes deux collègues masculins, j’étais la personne qui avait réalisé cette vidéo en dernier. C’était pas le cas et on m’a dit que j’étais une pâle copie et que je faisais des pâles tentatives de redesign de logo parce que c’est ça qui marchait et que je voulais faire comme Ballo. Moi je leur disais, mais en fait regardez les dates et juste réfléchissez un peu. On m’a souvent reproché ça et encore aujourd’hui. On me dit que mes transitions sont les mêmes, que mes redesign sont évidemment moins bons que ceux des autres”.
Myriam a connu pareille aventure. Alors que la web radio, Radio Sexe, se cherche une nouvelle chroniqueuse, elle recoit des tractations et est vrament désirée. La journaliste hésite. La communauté de la radio ne la connaît pas et est très différente de la sienne. Elle accepte finalement du fait des relations amicales qu’elle entretient avec deux des têtes d’affiches de l’émission, Joël Postbad et Prime. En décembre 2019, elle intervient pour la première et dernière fois. Tout ne se passe pas comme prévu. Prime n’est pas là et Myriam subit la comparaison avec le chouchou de la communauté. Les fans ne sont pas tendres. On lui reproche, ce qui pourtant est la marque de fabrique de ses collègues masculins, de couper la parole, de valider ou de critiquer le tchat, de dire que l’histoire n’est pas intéressante ou ne pas s’étendre sur sa vie personnelle. “Quand c’est moi qui veut préserver ma vie privée c’est un problème. Quand c’est Kamel ou Kotei, ça les respecte. La parité n’est pas là. Un mec fait certaines choses, on ne lui reproche rien. Une meuf fait la même chose, alors c’est une pute.Dans mon milieu professionnel, on m’a respecté pour mes principes sur lesquels j’étais intransigeante. Sur internet, on me l’a reproché“.
Ces réflexions de comptoir ne se limitent pas qu’au public. Les créatrices qui sont journalistes ont dû faire face aux comportements de leurs pairs masculins. Parfois justes collègues, d’autres fois amis, ces hommes tiennent des propos sexistes vis-à-vis de leur consoeur. Que ce soit par jalousie ou mesquinerie, les propos sont toujours aussi désagréables. Ainsi Hind nous confiait que certains de ses collègues lui ont déjà dit que sa réussite était plus facile, car elle est une femme. L’un d’eux aurait même théorisé que “tu as plus d’opportunités parce que tu es une femme. Physiquement tu corresponds à une certaine case. T’es une meuf et tu parles de foot, ça marche mieux qu’un mec. C’est le rêve pour eux”. La même conception passéiste que l’on retrouve dans les commentaires de vidéo. Une énième illustration de l’assignation d’une créatrice à son apparence physique. Si le milieu du journalisme sportif est connu pour être masculin et machiste, Myriam Manhattan a connu des mésaventures similaires dans le milieu de la musique. Que ce soit, sur internet ou dans des médias plus traditionnels, elle juge qu’une femme doit redoubler d’efforts pour s’imposer. La période de probation est bien plus longue et exigeante. “Cest difficile parce que quand tu es une femme dans ce milieu, on ne te fait pas forcement confiance. On attend des résultats avant de te donner des missions.On ne me faisait pas confiance, parce que j’étais une meuf. A chacune de mes propositions, on me disait oui, mais t’es une meuf”.
Autocensure et internet des femmes
A force de résonner sur les réseaux, les insultes et autres critiques sont intériorisées par les créatrices. De manière consciente ou inconsciente, ces éléments sont intégrés dans la manière de travailler. Les choix ne sont plus les mêmes. La manière de parler ou de présenter évolue. Les phrases sont plus au conditionnel ou avec des hypothèses. Le ton se lisse pour devenir moins vindicatif. Un ensemble d’étapes qui peuvent être perçues comme un processus d’autocensure et de bridage. Ces codes permettent de se protéger de la violence du public. Hind raconte qu’à ses débuts, elle a très vite compris qu’ “en restant sur du factuel, des choses tangibles comme la tactique ou les statistiques, on reçoit beaucoup moins de critiques. Si on ne donne pas son avis, ça va mieux”. Pour éviter les problèmes, certaines peuvent s’enfermer dans un discours ou un contenu qui ne leur correspond pas. Ainsi, Myriam révèle avoir adapté son comportement sur les réseaux sociaux. “Je me suis beaucoup protégée. Je fais en sorte de ne pas être lynchée”. La volonté et le désir de liberté ne sont pas toujours suffisants. On peut sombrer dans l’inhibition de ses idées sans même le savoir. Le doute peut s’installer et limiter la prise de risque. Attachée à sa liberté, Hind avoue se questionner. “Je ne sais pas si ça vient des mentalités qui ont évolué, de mon public qui a changé ou de moi, mais j’ai l’impression d’avoir moins de critiques. Peut-être que j’ai intégré comment faire pour ne pas être dérangé.”
Dans nos sociétés, les clichés ont la peau dure. A la télévision, à la radio, certains contenus seraient féminins, d’autres seraient pour les hommes. Internet a recréé ces clichés. On retrouve beaucoup plus de créatrices autour des thématiques de la beauté, du bien être ou de la mode. Des sujets qui sont ouvertement considérés comme féminins. Tout ce contenu, simplifié sous la bannière du “girly”, est critiqué car soit disant trop simple, peu créatif, peu qualitatif. Le reste des productions est plus sérieux, et plus masculin il va de soi. On parle de science, de technologie, de musique, de sport ou de jeu vidéo. De vrais sujets importants et intéressants. De la vraie création. Lorsqu’une femme s’aventure dans ces secteurs, on lui demande de rester dans son domaine. Quand bien même elle soit spécialiste du sujet. Hind, la journaliste très politisée, se voit reprocher d’avoir des idées politiques et de les exprimer. “Reste à ta place, reste à ton sujet”. Une forme de cercle vicieux sans fin. On critique le contenu identifié comme “girly”. On dit que les femmes ne font que du “girly”, donc qu’elles sont moins douées. Finalement, lorsqu’elles sortent de cette case dans laquelle elles ont été assignées, on critique leur pertinence et on leur demande de retourner “faire du maquillage ou des tutos”.
La condescendance à l’encontre des créatrices ne s’explique même pas par des écarts de compétences. Les deux chercheuses Laure Bolka-Tabary et Marie Després-Lonnet, se sont intéressées aux vidéos commerciales autour de la sortie de l’iPhone. Si les styles sont bien différents, entre youtubeuses “girly” et youtubeurs “pro tech”, le fond, lui, est très proche. D’un côté, les critiques fusent pour les youtubeuses. De l’autre, on loue la pertinence et l’expertise des youtubeurs. Un constat qui permet aux chercheuses de confirmer l’idée que YouTube est un espace d’expression genré ou la voix de la femme est mise au second plan. C’est pourquoi Myriam Manhattan valorise particulièrement le fait d’avoir réussi sans travestir ses principes. Elle est très heureuse et épanouie à l’idée de servir d’exemple. “Je suis heureuse aujourd’hui d’être un modèle pour des meufs mais surtout des mecs. D’habitude, ils suivent des Youtubeuses pour leur beauté. Là, il y a des mecs qui prennent exemple sur moi”.
Le B
*Classement des 100 chaînes ayant le plus de visionnages cumulés.