La guerre a commencé mais personne ne sait quelle plateforme de streaming vidéo la remportera. Longtemps avant-gardiste et seul sur le marché de la vidéo à la demande, Netflix voit les ombres de Disney+ et Amazon Prime Vidéo se rapprocher dangereusement. Une concurrence qui ne serait pas en l’avantage du consommateur. Il s’agit d’un épouvantail des maux que la vidéo à la demande a créé. Du “Netflix and Chill” au “Netflix and feel bad”, comment le streaming questionne notre rapport au temps ?
Au cours des dix dernières années, les services de streaming vidéo, ou vidéo à la demande (VOD), se sont imposés dans les chaumières. Cette révolution sur la manière de consommer le divertissement est à la fois technique et quantitative. La VOD est arrivée à un moment où le marché du film et de la série TV se cherchait un modèle économique. L’équilibre du cinéma est précaire mais fonctionne toujours. Cependant, au tournant des années 2000, les produits de divertissement vidéo étaient coincés entre le DVD, le téléchargement (de plus en plus illégal) et la diffusion télévisée. Et c’est là que Netflix arrive avec pour ses abonnés un accès illimité à un vaste catalogue de contenu n’importe où, n’importe quand et à un prix fixe. Grandement aidée par le développement des réseaux internet, voici la révolution technique. L’entreprise californienne a très rapidement développé un catalogue dense et varié, une offre adapté à tout le monde. Jamais le consommateur n’avait eu accès à autant de choix, voici notre révolution quantitative. Netflix est le premier acteur à s’être implanté sur ce marché. Il a été érigé en modèle et aujourd’hui les concurrents se font de plus en plus pressants et nombreux. Le N rouge cristallise les attaques et la rancoeur de certains, elle personnifie notre critique mais soyons clair, les maux qui vont être présentés ne sont pas ceux de Netflix exclusivement mais bien ceux que la VOD, et donc Netflix, a contribué à véhiculer.
La fin du mythe du “Netflix de la liberté”
Mardi 6 août 2019, Valérie Charolles, philosophe française, publiait dans le journal le Monde un article intitulé, la voiture un mythe en panne. Cet article illustre comment la voiture est passé d’un objet symbole de liberté et de plaisir à un objet de frustration et de contrainte. La synthèse de l’idée des philosophes serait sûrement cette citation : “La voiture dans nos esprits, non plus espace de liberté mais habitacle obligé des sociétés occidentales tardives”. Le parallèle avec Netflix et la VOD est troublant. Le développement de Netflix et son installation dans les foyers du monde occidentale se sont accompagnés d’un esthétique et un imaginaire libertaire. Il s’agissait alors d’ouvrir la culture à tous à un prix abordable. A l’image de la voiture, Netflix c’était s’évader, Netflix c’était un autre monde, Netflix c’était la liberté.
Comme l’automobile, les choses semblent avoir changé. Non pas pour les mêmes raisons, mais aujourd’hui la VOD c’est une contrainte. A l’ère des séries TV et des plateformes de vidéo, il devient si difficile de suivre toutes les séries sans pour autant débourser des dizaines d’euros dans de multiples abonnements. La concurrence s‘intensifie avec le jeu des exclusivités de contenu. Afin d’amener des utilisateurs, il devient nécessaire pour Disney, Amazon et leurs comparses d’avoir des créations mais aussi des licences exclusivement pour leur plateforme. Et le consommateur dans tout ça ? S’il veut visioner tout ce qui l’intéresse, il doit s’abonner sur l’ensemble des plateformes qui l’intéressent pour suivre les séries et les films qu’il désire. Dans cette situation, le monopole avait du bon pour les consommateurs. Un abonnement unique et pléthore de contenu. Une seule entrée. Bien que cela puisse paraître contre-intuitif, dans cette situation précise le monopole en devient presque justifié par la théorie économique. La concurrence amène une situation où les dépenses en cessions de droits se multiplient mais aussi les dépenses en hébergement de serveurs, etc. Ces investissement que l’on pourrait qualifier d’infrastructures, sont quasi fixes et ne dépendent donc presque pas du nombre d’utilisateurs de la plateforme. Ce qui veut dire que si Netflix, Disney+, Amazon Prime, HBO Max, OCS,… n’étaient qu’une seule plateforme, les coûts de fonctionnement du service seraient plus faibles, et donc in fine le prix de l’abonnement serait plus faible. Pour bien comprendre, en France le transport ferroviaire vient d’être ouvert à la concurrence, pour autant il y a un seul réseau ferré. Cela permet de réduire le coût de fonctionnement d’un train, chaque entreprise n’a pas à construire ses propres rails pour rouler. Aujourd’hui l’heure est à la guerre sur la VOD, peut-être qu’à long terme cela bénéficiera à tous les consommateurs, mais pour le moment c’est le consommateur qui va subir les conséquences.
Une vie sociale à la malle
Le streaming a profondément modifié la manière dont la vidéo est consommée. Auparavant, la télévision et le cinéma étaient prégnant dans l’organisation de cette consommation. La VOD les a quelques peu écartés d’une partie des fans. On passe d’une logique de flux (télévision et cinéma) à une logique de stock (Netflix, YouTube, Disney+…). La VOD amène la liberté temporelle, on regarde quand on le désire et on est plus obligé de suivre un horaire. On ne subit plus, un réel bénéfice pour le consommateur. Netflix a peu à peu détruit le lien social de la série TV, plus d’horaire précis de diffusion donc beaucoup moins de “cérémonie de visionnage”. Chacun regarde chez soi dans son coin sa série. Bien sûr certains continuent de se regrouper pour visionner leur programme préféré. L’une des critiques principale mise en avant par les utilisateurs reste bien la perte du lien social, comme le montre l’ article de Stéphanie Feiereisen pour The Conversation, A l’heure de Netflix, les jeunes adultes conquis mais frustrés.
Les résultats de l’étude de Stéphanie Feiereisen mettent en avant que la plus grande frustration et déception des utilisateurs provient du spoil. Aussi appelé divulgachi en français, cet anglicisme, connu de beaucoup, est l’action de dévoiler une partie d’une intrigue alors que son interlocuteur ne la connaît pas. La massification de la culture populaire du meme et des débats sur les réseaux sociaux les ont transformé en espace de stress et de frustration pour les amateurs de séries. Conséquence, de nombreux fans fuient les réseaux sociaux tant qu’ils n’ont pas vu le dernier épisode de leur série. Un comportement naturel tant il devient compliqué d’éviter de se faire spoiler si l’on ne regarde pas le, ou les, épisode 24h après leur sortie. De nouveaux repères ont découlé de la peur du spoil. Il a recréé du lien social et des moments communs. De manière quelque peu forcée. Beaucoup de fans organisent des sessions de visionnage commun pour s’assurer de ne pas se gâcher l’histoire. Quelle que soit l’heure de la nuit, la sortie des épisodes aux Etats-Unis est l’occasion de se retrouver pour partager sur la série. Il y a ceux qui se retrouvent entre amis et d’autres en famille. Ceux sur leur canapé avec quelques amuse-bouches pour tenir le coup et ceux qui sous leur couette attendent la fin de l’épisode prêt à débattre sur les réseaux sociaux.
La relation la plus forte et en même temps la plus impacté par l’ère de la VOD, c’est bien l’amour. La séduction commence souvent par un “Tu regardes quoi comme série ?” et se poursuit tout aussi souvent par un “Oh, moi aussi, on regarde le prochain épisode ensemble”. De nombreux couples ont été assaisonné à la sauce Netflix. Le magazine Society a récemment consacré un numéro hors-série à l’amour au temps du digital. Nombre de témoignages montrent comment la VOD a d’abord facilité leur couple avant de les plonger dans la tourmente. “Je l’ai quitté parce qu’il m’avait trompé. Il avait fini Game of Thrones sans moi”. Structurée par les séries, la vie de couple en devient dépendante. Society met d’ailleurs en avant de nombreux couples qui n’ont que les séries comme moment de partage. Quand ces moments disparaissent, les couples se fissurent. La relation se construit sur une fiction. La fiction de partager des passions, des désirs et des visions communes. Mais aussi, l’illusion de connaître des personnes qui font partie de la vie du couple alors que ce ne sont que des acteurs. Certains couples en viennent même à se séparer à la fin d’une série car ils n’ont plus rien à partager. D’autres se séparent car ils n’ont plus que ça en commun. Enfermés dans une routine où les séries sont les derniers moments que chacun daigne accorder à l’autre. A ce moment là, les inimitiés peuvent rapidement naître quand un membre du couple partage une série avec quelqu’un d’extérieur.
Netflix, des séries et des doutes
La vague incommensurable de contenu inonde les spectateurs avec les plateformes de vidéo. Une opportunité de découvrir d’autres créations ou de contenter tout le monde. Une source d’angoisse également. Paralysé par l’ampleur du choix, qui ne s’est jamais résigné à ne pas regarder Netflix ? Arrivés sur cette page d’accueil proposant tant de contenu, bon nombre d’utilisateurs se disent bloqué et ne plus savoir quoi regarder tant le choix devient trop difficile. En 1950, le professeur de l’université de Princeton, George A. Miller, énonce que le cerveau humain ne peut considérer à court terme que 7 éléments plus ou moins deux, soit entre 5 et 9. Aujourd’hui, remis en cause par certains chercheurs, ce chiffre pourrait se situer plutôt autour de 5 plus ou moins 2. Toujours est-il que c’est de la loi de Miller qu’a découlé la loi de Hick. Cette dernière explique que le nombre de possibilité influence directement le temps nécessaire pour faire un choix. Ce qui explique qu’aujourd’hui de nombreux média parlent de “syndrome Netflix” pour décrire la situation de blocage. Le choix renvoie directement à la liberté de regarder ce que l’on veut. Être libre de décider et donc de choisir ce que l’on va regarder amène à accepter qu’elle est notre unique décision et que l’on devient responsable de ce que l’on regarde. Notre liberté de choix conduit à être angoissé par notre action car on intériorise le fait que nous sommes seul maître de cette décision. Ce principe de la philosophie existentialiste est appelé angoisse sartienne. Netflix nous ramène à questionner notre liberté individuelle.
Les choix personnels créent de l’angoisse, mais aussi une prise de conscience que les choix que nous définissent. On est responsable de ses décisions. Le temps consacré au visionnage de ce que l’on regarde doit être justifié. De nombreux amateurs de séries se disent obligés de les défendre. Enivré par la fidélité à la grande famille de la série, on ne voit plus les défauts, ou on ne les reconnaît pas. On n’accepte plus la critique. Le youtubeur Cyrus North fait d’ailleurs le constat que la consommation de certaines séries peut même amener au prosélytisme. Au cours d’une de ces vidéo, il dérive et offre une piste de réflexion. “Je suis en train de penser en le disant, qu’il y a un effet pervers en plus. Quand on aime vachement un truc, vu que l’on investit énormément de temps dedans, en plus quand ce sont des séries -Dix heures par saison à peu près- tu as envie de convaincre les autres, et tes potes, que c’est de la balle. Tu ne peux pas passer autant de temps dans un truc qui n’est pas de la balle. Ce n’est pas possible.” Dans une autre vidéo sur le contenu en ligne sur Youtube, le même Cyrus North prend l’abondance comme raison de la perte de la perception des spécificités. Basée sur les écrits de Lucien Karpik, dans L’économie des singularités, cette idée propose que le grand nombre de choix amène une homogénéisation de la perception de l’ensemble du contenu. Lors de la recherche, on ne perçoit plus le détail, le grain de sel, qui distingue le bon contenu du mauvais. La sémantique est même forte puisqu’au fil du temps, et de la multiplication des séries et films, on est passé des oeuvres, aux productions pour arriver aujourd’hui aux contenus. Toujours plus présentes, il faut voir toutes les séries pour ne rien rater, être à jour. Plus de contenu, avec un format homogène autour de 50 minutes. Il faut toujours plus de temps pour contempler les propositions d’histoires des scénaristes et réalisateurs. Notre rapport au temps évolue, ce qui amène des comportements de visionnage différents.
La machine s’emballe
Jusqu’à preuve du contraire, l’humanité n’a pas encore trouvé d’outil pour rallonger la durée d’une journée. Inexorablement, il devient nécessaire de faire des choix sur l’utilisation de son temps libre et disponible. Quand l’abondance de contenus rend le choix plus dure et qu’il paralyse, la volonté de s’éloigner des plateformes de VOD s’accroît. On s’oriente par exemple vers un contenu imposé comme la télévision. Netflix et ses amis plateformes craignent cette situation. Alors ils proposent des outils qui “simplifient la vie” du consommateur.
Tout regarder, tout écouter, tout connaître. Les créations sont pléthoriques et nous plongent dans une société de l’urgence. Il faut consommer toujours plus. A l’image de logiciels ou des applications, nous, êtres humains devons être à jour. Pour qui et pourquoi ? Personne ne se le demande. Derrière ce comportement se cache une nouvelle fois un biais humain. Les Anglo-saxon nomme cette situation Fear of Missing Out (FOMO). Il s’agit d’une forme d’anxiété constante de manquer un événement ou une situation importante. La paternité de cette idée revient à Dan Herman, un spécialiste du marketing stratégique. Le profil de Herman nous fait comprendre que ce biais est extrêmement lucratif pour les entreprises. Consultant en stratégie, il s’est longtemps consacré à la réflexion sur l’utilisation de ce biais dans des pratiques marketing. Nous en connaissons beaucoup actuellement. “Il reste 24h avant la fin de la promotion, plus que 5 items en stock…”. N’ayez craintes, les plateformes de VOD s’adaptent pour que vous n’ayez jamais de choix à faire et que vous puissiez suivre les séries que vous souhaitez. Grands princes, ils offrent la possibilité de passer les génériques pour “perdre le moins de temps possible”. Marre de devoir passer le générique de fin et de changer d’épisode manuellement ? Remerciez la lecture automatique.
La lecture automatique a des conséquences sur les comportements de consommation. Elle incite à regarder plus d’épisodes d’un seul coup et fait perdre les repères temporels d’un épisode ou d’un film. Il est commun d’entendre des personnes raconter qu’elles ont regardé une saison entière d’une série en une journée. Prises dans la dynamique et enivrées par le désir de découvrir l’intrigue, elles se laissent aller au binge watching. Pour l’entreprise américaine, le binge watching est devenu la manière normal de consommer. Selon une étude Netflix de 2013, 61% des utilisateurs aux Etats-Unis déclaraient s’adonner à cette pratique au moins une fois par semaine. Le problème de ce type de fonctionnalité est qu’elle agit à l’insu du consommateur. La lecture automatique est activée d’office. On pourrait imaginer qu’à l’inverse cette option soit de base désactivée. Cette inversion aurait des conséquences toutes autres sur les spectateurs. En informatique, ce type de fonctionnalités volontairement biaisées est très connu. Appelées, dark patterns ou interfaces truquées. Comme le montre l’étude de Netflix, les dark patterns ont profondément changé les comportements. Aujourd’hui apparaissent encore des pratiques qui pourraient faire émerger des nouveaux outils sur les plateformes de VOD. La lecture rapide ou speed watching consiste à visionner du contenu en accéléré. Une minute de visionnage peut représenter 1,5 voir 2 minutes de la série. Certaine production s’adaptent même en modifiant le montage ou la manière de filmer. Netflix est en train de se mordre la queue. Poussée par le désir de simplifier la consommation à outrance, la firme américaine accélère chez certains le désir de sortir de ce cercle vicieux. Et si la télévision revenait en force aujourd’hui ? Pendant que les chaînes TV développent des plateformes de streaming (HBO, Salto, MyCanal) pour suivre la tendance, la puissance de Twitch et Mixer montre que, pour la nouvelle génération, ce n’est peut-être pas la forme qui est problématique mais bien le fond.
Le B
Ping :Le digital plus fort que les états ? Quand les géants du numérique deviennent souverains – Zulumud