L’impossible continuité pédagogique
L’impossible continuité pédagogique

L’impossible continuité pédagogique

Depuis lundi 16 mars, plus de 12 millions d’élèves du primaire et du secondaire ont découvert l’école à la maison. Ce dispositif du Ministère de l’Éducation Nationale, alliant outils numériques et séquences pédagogiques adaptés, doit permettre aux élèves de poursuivre leur scolarité malgré le confinement. Si l’initiative est louable, sa mise en place suscite les critiques des enseignants et des parents. Fracture numérique, manque d’accompagnement et stress lié au virus sont autant de facteurs qui empêchent certains enfants de continuer leur apprentissage.

Qui aurait pu prédire que l’année 2020 verrait un simple virus mettre un tel coup d’arrêt à nos sociétés, obligeant plus de trois milliards de personnes à se confiner chez elles ? Qui aurait pu deviner que ce même virus obligerait les écoles à fermer pendant plusieurs semaines, en dehors des vacances d’été ? Une première depuis la Seconde Guerre Mondiale. Peu de gens auraient pu imaginer un tel scénario catastrophe pour l’année 2020. Cela n’empêche pas les institutions du pays de se préparer sans cesse à divers scénarios apocalyptiques, de l’effondrement de l’économie à une guerre mondiale. L’Éducation Nationale ne fait pas exception et celle-ci avait préparé depuis longtemps la continuité pédagogique, que l’on connaît également sous le nom d’école à la maison. Elle était d’ailleurs déjà utilisée pour certains élèves atteints de maladies lourdes et qui les empêchaient de se rendre en classe comme plus de 12 millions d’enfants et d’adolescents chaque jour.

C’est donc lundi 16 mars, jour 1 du confinement, que parents et élèves ont découvert un ensemble d’outils numériques et de cours adaptés à l’enseignement à distance. Instrument phare du dispositif, les classes virtuelles permettent aux enseignants de faire cours en ligne, notamment par visioconférence. Pendant la classe, professeurs et élèves peuvent interagir par écrit ou à l’oral, se partager des documents, etc. À ce jour, 120 000 classes virtuelles ont été créées. Si elles ont le mérite de maintenir le lien entre les élèves et leur professeur, ces classes nécessitent une certaine autonomie avec la technologie et ne sont donc pas adaptées à un public jeune. Un autre problème se pose pour le secondaire où les élèves suivent une dizaine de matières différentes. Même en réduisant les classes virtuelles aux enseignements les plus essentiels (langues, français, maths, histoire-géo et sciences), il est compliqué de demander à ces jeunes de rester 6 ou 8 heures par jour devant leurs écrans pour suivre des cours. La solution consisterait alors à suivre des séquences pédagogiques où toutes les matières essentielles sont abordées dans des séances de travail de deux à trois heures par jour. Mais là encore, la solution parfaite n’existe pas puisqu’avec ce nouvel instrument, c’est l’interaction et les échanges entre professeurs et élèves que l’on perd. Celle-ci est pourtant primordiale pour que l’enseignement à distance soit efficace.

Les réseaux sociaux en secours

Les outils de l’enseignement à distance ont le mérite d’exister mais leurs imperfections a suscité des critiques dès leur mise en place.  Dès les premiers jours du confinement, les sites du ministère ont connu des bugs massifs et intempestifs. Cette première semaine d’école à la maison était pourtant essentielle pour insuffler une dynamique de travail. Plutôt que d’abandonner leurs élèves à leur sort, les professeurs ont préféré utiliser des outils détournés pour assurer un minimum de continuité pédagogique. Ils ont créé des groupes whatsapp avec les parents d’élèves pour leur transmettre les informations et les devoirs, tandis que leurs collègues assuraient des permanences dans les établissements scolaires pour les enfants des parents dont la profession était requise pour la lutte contre le virus. Pour ceux qui n’avaient pas accès aux outils numériques, les cours et devoirs ont été envoyés par courrier et des tablettes ont été mis à disposition par certains établissements scolaires et certaines associations. D’autres ont préféré s’inscrire sur snapchat pour donner leurs consignes, plutôt que de passer par les mails ou les outils du ministère, jugés trop austères et pas assez attractifs pour les jeunes. Il semble clair que pour toucher le plus d’élèves possible, le plus simple reste encore d’aller leur parler sur les réseaux sociaux, là où ils sont le plus présent.

Avant le confinement, déjà, les enseignants étaient nombreux à donner de leur temps libre, de leur énergie et de leur argent pour répondre aux besoins de savoirs et d’accompagnement de tous leurs élèves, quel que soit leur situation familiale ou financière. Le confinement n’a fait que renforcer et mettre en lumière des logiques qui persistent depuis de nombreuses années. La première cause de l’échec de la continuité pédagogique, peu mise en avant par le ministre, est sans nul doute la fracture numérique. Comment demander à l’ensemble des élèves de continuer leur scolarité normalement quand certains n’ont toujours pas accès aux outils numériques nécessaires à l’école à la maison ? 2 % des jeunes de 12 à 17 ans, soit 113 000 élèves de collèges et de lycées n’ont toujours pas d’ordinateur chez eux. Même si la technologie et internet se sont démocratisés dans une majorité de foyers, certaines familles pauvres ne disposent toujours pas d’une imprimante ou d’une connexion internet fiable. Plus généralement, la plupart des foyers ne disposent que d’un ordinateur pour les parents, qui doivent parfois télétravailler, et pour leurs enfants, qui doivent alterner pour savoir qui aura la chance de se connecter. La lutte pour l’usage de l’ordinateur est remise au goût du jour, comme il y a 20 ans, lorsqu’on ne disposait que d’un temps de connexion à internet limité chaque jour selon le modem que l’on avait chez soi. Certains enfants n’ont même pas cette préoccupation de l’ordinateur. Dans certains quartiers informels d’Île-de-France ou d’Outre-mer, les familles n’ont pas accès à l’électricité. Comment demander à un élève de suivre les cours à distance quand sa principale préoccupation est de savoir comment il devra s’éclairer passé 18 h ?

Ces situations d’extrême-pauvreté sont rares, mais cela ne veut pas dire pour autant que tous les enfants qui disposent d’un ordinateur et d’une connexion à internet savent utiliser correctement les outils numériques. C’est là, derrière l’accès au matériel, que se trouve la deuxième fracture technologique : l’illettrisme numérique. Il ne suffit pas d’avoir les outils chez soi, il faut savoir s’en servir pour apprendre à distance. Il faut donc être capable d’écrire des mails, de les envoyer, de se connecter à un site et de rentrer ses bons identifiants et mots de passe. Des choses qui nous paraissent simples, mais qui ne le sont pas pour de nombreux jeunes, plus habitués à utiliser les réseaux sociaux qu’à envoyer des mails professionnels. Des études comme celle publiée en juin 2017 dans la revue Teaching and Teacher Education le montre : on ne naît pas avec des prédispositions génétiques qui renforcent la maîtrise des outils numériques, on les acquiert. Le témoignage à Libération de Rachid Zerrouki, professeur de Segpa à Marseille, montre bien cet écart entre la vision de digital natives que nous avons des jeunes nés dans les années 2000 et la réalité : « […] mes élèves, quoique pour la plupart issus de milieux défavorisés, possèdent tous des tablettes à la maison et des smartphones. Ils savent jouer à Fortnite et publier des statuts sur Facebook ou des stories sur Snapchat. Ils sont aussi capables de trouver les clips de leurs artistes préférés sur YouTube et de suivre les carrières de telle ou telle star de télé-réalité sur Instagram. C’est quand il s’agit de faire un usage éducatif de l’outil numérique qu’ils redeviennent ces êtres chétifs et impuissants qu’ils sont devant un livre ou un cahier. »

Cet illectronisme numérique empêchent certains élèves de poursuivre l’école à la maison en autonomie. Les parents doivent alors venir à la rescousse, non seulement pour aider aux devoirs et à l’apprentissage des leçons, mais aussi pour la connexion aux espaces de travail et pour l’envoi des travaux aux professeurs, par exemple. Du jour au lendemain, des parents souvent déjà débordés par leur travail, se sont retrouvés à jouer les enseignants auprès de leurs propres enfants. Sauf qu’être professeur ou instituteur ne s’improvise pas. C’est un métier, qui requiert des connaissances et une pédagogie dont tous les parents ne disposent pas. Et c’est bien normal, sans quoi les formations pour devenir enseignant serait inutiles. Tout le monde n’est pas en mesure d’aider ses enfants à faire ses devoirs ou à suivre ses cours. Certains manquent de temps à cause de leur travail. Le télétravail ne change pas grand-chose et de nombreux témoignages de salariés ont montré qu’il était quasiment impossible de lier enfants et travail à la maison dans la même journée, à moins d’avoir des journées de 16 h. D’autres n’ont tout simplement pas les connaissances et le bagage culturel pour aider leurs enfants à faire leurs devoirs et apprendre leurs leçons. On ne peut pas leur reprocher.

Dans le processus de socialisation des enfants, le mécanisme est double et l’école joue un rôle tout aussi important que les parents. Supprimer l’un des deux acteurs et charger le second d’un rôle supplémentaire, c’est perturber fortement les enfants et faire porter aux parents un fardeau pour lequel ils ne sont pas préparés. Ce sont d’ailleurs souvent les parents des élèves les plus en difficulté avec les outils numériques qui auront le plus de difficulté à assurer ce rôle d’enseignant provisoire. La classe sociale influence la maîtrise et l’utilisation des outils numériques. Dans son article « Les classes sociales sont-elles solubles dans Internet ? », le chercheur en sociologie de la communication Eric George donne un chiffre frappant : 72 % des utilisateurs d’Internet en milieu ouvrier ont un objectif de divertissement, contre 36 % seulement chez les cadres supérieurs. Ainsi, selon que vous soyez enfant des classes supérieurs ou fils d’ouvrier immigré, vous saurez plus ou moins bien vous servir d’un ordinateur et de la technologie pour travailler. Ce sont aussi dans ces mêmes familles des classes populaires que les parents ont le plus continué à travailler malgré le confinement. Alors que les cadres et ingénieurs pouvaient facilement travailler de chez eux, les caissiers, les aides-soignants, les livreurs, les éboueurs n’avaient d’autres choix que de venir sur leurs lieux de travail. Or, ces métiers sont sur-représentés dans les milieux défavorisés. C’est une injustice de plus dans la continuité pédagogique puisque les parents sont souvent absents et ont plus de probabilité d’être contaminé par le virus, et in fine de mourir ou de subir des complications. Tout ce contexte anxiogène se répercute sur les enfants et génère un stress énorme dans ces familles. Difficile de continuer à apprendre ses leçons ou à faire ses devoirs dans ces conditions.

Un leurre pédagogique qui accentue les inégalités

En dépit de la volonté du Ministère de l’Education, la continuité pédagogique est tout simplement impossible. Ou tout du moins, elle ne peut pas fonctionner pour tout le monde. Le ministre l’a admis, entre 5 et 8 % des élèves ont décroché, que ce soit en raison de la fracture numérique, de parents dans l’incapacité de les aider ou de situations familiales compliquées (décès dû au Covid19, violences intra-familiales, etc). Dans un rare moment de lucidité, Jean-Michel Blanquer a reconnu qu’« il y a pu avoir une accentuation des inégalités sociales due aux contextes familiaux différents ». On touche là au plus gros problème de l’école à la maison. Si l’idée de poursuivre la scolarité pendant le confinement est louable, la continuité pédagogique a pour principal fait d’armes de renforcer les inégalités sociales de classe et créer des nouvelles inégalités scolaires entre les élèves ayant accès aux informations et devoirs, avec des parents capables de les aider à faire leurs devoirs et ayant du temps à leur consacrer, et ceux qui n’ont rien, ou dont les parents ne peuvent les aider à comprendre et assimiler les leçons. Les enfants des classes moyennes et supérieures creusent ainsi l’écart face aux élèves issus des classes populaires, plus enclins à ne pas disposer des outils numériques ou dont les parents n’auront ni le temps (moins de télétravail chez les plus pauvres qui pratiquent des métiers exigeant une présence) ni le bagage culturel pour les épauler. Le véritable travail pour combler ces deux mois d’absence commencera à la rentrée pour le corps enseignant.

Cette déconvenue a été dénoncée depuis le début du confinement par les syndicats et les enseignants. Alors Jean-Michel Blanquer est-il sourd aux critiques ou est-il parfaitement conscient des conséquences de l’école à la maison ? Certaines mauvaises langues voient en cette continuité pédagogique une occasion en or pour le gouvernement d’accélérer son calendrier de réforme de l’école. La généralisation des outils  d’enseignement à distance s’inscrit dans le projet d’individualisation des parcours de formation (qui s’est illustré récemment avec la réforme du baccalauréat) et de remplacement de la pédagogie par les outils et la technique. Ces cyniques de l’enseignement craignent que ces réformes signent la fin du caractère national de l’éducation et des diplômes. En attendant de savoir si cette hypothèse digne de la stratégie du choc se confirme, certains enseignants pensent avoir saisi le véritable visage de la continuité pédagogique généralisée : « L’École à distance est un leurre pédagogique, une catastrophe humaine et une machine à détruire les emplois ».

Le W


Pour aller plus loin : L’impact psychologique sous-estimé du confinement

Le confinement, aussi brutal qu’inattendu, a bouleversé nos vies et nos sociétés. Des files d’attentes que l’on avait plus vues depuis le rationnement d’après Seconde Guerre Mondiale ont vu le jour un peu partout en France, devant les supermarchés, les boucheries, les boulangeries et désormais les restaurants McDonalds. Près d’un salarié sur deux s’est retrouvé confiné chez lui, mis au chômage technique ou partiel par son employeur. Des milliers d’entreprises se sont retrouvées du jour au lendemain à l’arrêt ou leur production a été réorientée pour combattre le virus. Si les conséquences économiques de cette assignation à résidence ont été débattues sur tous les plateaux télé, l’impact de ce contexte anxiogène sur les plus jeunes a été quelque peu sous-estimé, notamment par le ministère de l’Éducation.

Dès le lundi 16 mars, le ministre a martelé sur toutes les chaînes que confinement ne rimait pas avec grandes vacances. C’était sans compter ces centaines d’enfants directement touchés par le virus, à travers le décès ou le travail d’un parent. Pour tous les autres qui ont échappé au drame, cette nouvelle société n’en reste pas moins extrêmement déstabilisante avec ces nouvelles règles drastiques et cette obligation autoritaire à rester chez soi. Pour les plus petits, l’école est un moment clé de la vie quotidienne, un repère parallèle à la sphère familiale. Il s’agit de l’endroit où l’on se fait des copains, où on apprend à vivre en société, à respecter des règles pour le vivre commun. La suppression brutale de ce pilier de la socialisation aura forcément des répercussions sur les enfants, grands ou petits. Il sera donc compliqué de reprendre les cours normalement à partir du 11 mai. Comme l’explique Olivier Beaufrere, un proviseur de lycée, au journal La Croix : « On ne pourra pas arriver un lundi matin et reprendre les cours normalement comme si de rien n’était, relève-t-il. Certains, parmi le personnel, parmi les élèves, auront vécu des drames, souffle-t-il, et il faudra sans doute prendre soin collectivement des uns et des autres avant de se replonger pleinement dans le travail scolaire. » Un retour à la normale pour la rentrée de septembre paraît plus crédible que le 11 mai.

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