La mafia corse, entre réalité et mythe
La mafia corse, entre réalité et mythe

La mafia corse, entre réalité et mythe

À partir de quand une organisation criminelle peut-elle être qualifiée de mafia ? Cette interrogation brûle les lèvres de nombreux spécialistes du grand banditisme en France. Dans leur viseur, le cas de la criminalité corse, au sein duquel les règlements de comptes se sont multipliés depuis une décennie.

 « En Corse, pendant 20 ans, il y a eu 30 homicides par an. Qu’est-ce que ça change pour les populations ? Même si ce n’est pas de la mafia, les conséquences pour les citoyens sont extrêmement importantes. » Les mots de Fabrice Rizzoli, président de l’association Crim’HALT et spécialiste des mafias, sont durs mais ils frappent juste. En avril 2014, avec 371 personnes tuées depuis trente ans, la Corse est devenue la région la plus criminogène d’Europe, dépassant même la Sicile pourtant considérée comme le berceau de la mafia. C’est aussi la région de France où le plus de représentants de l’administration (maires, préfets…) ont été victimes d’assassinat, 11 au total. Alors la Corse est-elle gangrenée par la mafia, comme le dénonçait déjà Jacques Chirac en 1996 ? Pour le moment, le terme semble encore tabou. Les élus de l’île sont encore réticents à l’utiliser et le jugent excessif comme Laurent Marcangeli, ancien député de Corse-du-Sud et actuel maire d’Ajaccio : « La mafia, c’est une organisation structurée, huilée, imprégnée, comme en Sicile. En tant qu’élu, je ne crois pas que ce soit ce qui se passe en Corse aujourd’hui. »

Officiellement, aucune mafia n’existe en France. La faute à une définition floue, qui ne permet pas toujours de différencier le crime organisé classique de la mafia. L’explication du Larousse illustre parfaitement ce déficit de définition autour du mot tabou. Selon le célèbre dictionnaire, une mafia serait « une bande ou une association secrète de malfaiteurs ». Or, si l’encyclopédie met bien en avant le caractère secret des mafias, il la limite à une association de criminels. Une définition plus précise du phénomène est pourtant en train de voir le jour, grâce aux nombreux travaux de recherches menés sur les mafias italiennes depuis plusieurs décennies. Quatre mafias se partagent aujourd’hui le sud de l’Italie : la Camorra, la célèbre Cosa Nostra, la N’drangheta et la plus récente Sacra Corona Unita. Certaines de ces mafias sont aujourd’hui présentes sur les cinq continents, et leurs activités criminelles sont, comme toute relation économique, mondialisées, mais chacune de ces organisations exerce un contrôle plus important sur des portions de territoire précises et délimitées. C’est un trait de caractère immuable des mafias, elles sont étroitement liées à leur ville ou à leur région de naissance. Cosa Nostra peut agir dans le monde entier à travers ses associés et expatriés, mais c’est en Sicile qu’elle est le mieux implantée. C’est sur l’île que son aura est la plus puissante et qu’elle ira se réfugier si le vent tourne en sa défaveur. Il en est de même pour la Camorra à Naples, pour la N’drangheta en Calabre et pour la Sacra Corona Unita dans la région des Pouilles. En Corse aussi, les familles et les clans criminels règnent sur des territoires bien circonscrits. Pendant presque 30 ans, c’est la Brise de Mer qui administrait la Haute-Corse tandis que le clan de Jean-Jé Colonna, surnommé le « parrain » dirigeait la Corse-du-Sud. En revanche, il n’a jamais existé, dans l’histoire moderne de la Corse, un parrain ou une mafia qui contrôlait l’ensemble de l’île. Depuis l’implosion de la Brise de Mer entre 2008 et 2012, et l’assassinat de Jean-Jé Colonna en 2006, plusieurs bandes se disputent les différents territoires corses, donnant régulièrement lieu à des règlements de comptes sanglants. Alors que Bastia était à la une des journaux à l’époque de la Brise de Mer, qui en avait fait un de ses fiefs, c’est désormais Ajaccio qui se retrouve sous le feu des projecteurs et des projectiles. Depuis quelques années, une guerre pour le contrôle de la cité insulaire oppose la bande du Petit Bar à divers individus proches d’Alain Orsoni. Les clans corses ont de bonnes raisons de vouloir contrôler une ville ou une région proche de chez eux. Avoir la main mise sur un territoire que l’on connaît, c’est l’assurance d’avoir des revenus réguliers (issus du racket et du contrôle de certains commerces) et une base arrière dans laquelle se replier en cas de guerre avec un clan rival ou de cavale. Cela n’empêche pas les mafieux corses de mener des opérations criminelles dans le monde entier. Certains des plus importants trafiquants de la French Connection étaient corses. La drogue était alors produite à Marseille et vendue aux États-Unis. Plus récemment, dans les années 80 et 90, le gang de la Brise de Mer a multiplié les braquages en France et en Suisse. Ce même clan criminel a été condamné pour avoir géré plusieurs cercles de jeux… au cœur de Paris.

Amitiés et liens du sang

Que ce soit en Sicile ou en Corse, les organisations criminelles se distinguent par leur dimension ethnique. Les clans corses sont quasi exclusivement constitués d’insulaires, même s’ils peuvent, ponctuellement, s’associer à des non-corses pour certaines de leurs activités criminelles. Traditionnellement, les familles mafieuses italiennes se constituent aussi selon le sang et le sexe. Un clan n’est en général constitué que des membres d’une même famille au sens généalogique, ce qui permet de mieux appréhender les liens de solidarité entre ses affiliés. Autour de ce cercle restreint (une famille de 200 membres est déjà importante) peut graviter une multitude d’associés en tout genre, selon les affaires à gérer (tueur, intermédiaire pour les trafics, homme politique, etc). Concernant le sexe, la Camorra fait figure d’exception en autorisant les femmes à gérer un clan. Seuls les hommes peuvent être affiliés aux autres mafias. Les bandes corses ne font pas exception, puisqu’on y retrouve uniquement des hommes. En revanche, les liens du sang ne sont pas aussi présents que dans les mafias italiennes. Il a bien existé des fratries criminelles dans l’histoire de la Corse, comme les frères Guazzelli ou les Costa, qui faisaient partie de la Brise de Mer. Guy Orsoni, le fils d’Alain – ancien militant nationaliste souvent suspecté de tremper dans des affaires louches -, montre également que l’appétence pour la criminalité peut être héréditaire. Pourtant, les clans se forment davantage selon les affinités et les amitiés d’enfance, moins selon le sang. Il n’ existe pas de grandes familles mafieuses corses, dans lesquelles les membres seraient tous issus du même arbre généalogique. C’est l’une des raisons pour laquelle on préférera parler de clans ou de bandes corses plutôt que de mafia. A l’époque de la Brise de Mer, c’est le regroupement de quelques familles (des frères le plus souvent) qui donnait naissance au clan. Désormais, avec l’éclatement de la Brise de Mer, les clans sont plus disparates et se forment en général autour de quelques têtes brûlées affamés par les richesses faciles. Certains ont des liens de sang, mais ce n’est pas une condition requise pour intégrer la bande.

Les bandes corses se différencient également des mafias dans leur nombre d’affiliés. Là où les organisations italiennes se retrouvent à devoir gérer plusieurs centaines de personnes, les clans corses sont rarement plus d’une vingtaine de membres. La hiérarchie est donc un élément indispensable pour les mafias italiennes. La structure du pouvoir au sein d’une famille est pyramidale avec à son sommet le chef de clan, accompagné d’un consigliere (sorte de conseiller qui a l’oreille du patron), suivi d’un sous-chef qui gère plusieurs capos, eux-mêmes responsables des soldats du clan (qui doivent être affiliés pour arborer ce statut). Pas de pyramide chez les Corses, mais plutôt une ligne horizontale où chaque membre du clan a son mot à dire sur la direction à prendre. Ainsi, les mafieux de la Brise de Mer partageaient entre tous ses membres l’argent issu de leurs braquages, quel que soit le degré de participation de chacun. Les relations avec les autres familles sont en revanche plus compliquées. Les mafias italiennes peuvent être comparées à de grandes multinationales du crime, où chaque clan fait tourner sa propre entreprise tout en faisant partie d’un ensemble plus important. Au sein de cette holding du crime qu’est la mafia, la hiérarchie entre les familles n’est pas pyramidale mais est constituée de relations interpersonnelles entre chaque clan et chaque affilié de celui-ci. Les familles sont indépendantes entre elles, mais les contacts entre hommes d’honneurs de clans différents sont fréquents. En Corse, les bandes peuvent s’allier tant que chacun reste sur son territoire, mais l’île étant bien plus petite qu’en Sicile, les disputes territoriales sont fréquentes et engendrent régulièrement des règlements de comptes. D’autant qu’il n’existe pas de comités de surveillance du crime organisé corse – à l’image de la célèbre Coupole sicilienne. Celle-ci a pour rôle de chapeauter l’ensemble des clans appartenant à une mafia, même si ses pouvoirs sont limités. L’existence de ces organes de surveillance, capables de réunir autour d’une même table des familles en guerre pour négocier, est révélateur de la présence des mafias. Cela prouve qu’il y a une coordination entre les familles criminelles d’une même zone. Pour le moment, personne n’a pu prouver qu’un tel comité de surveillance des différents clans corses existe. C’est ce qui fait penser à certains élus qu’il n’existe pas de mafia insulaire, mais seulement un crime organisé particulièrement actif.

L’art de légitimer la violence

Pendant longtemps, la culture populaire (films, livres et jeux vidéos) a véhiculé cette image des mafias italiennes construites autour de la famille et du territoire que l’on contrôle, souvent par la violence et la peur. En se basant uniquement sur ces critères, force est de constater que l’on ne peut pas vraiment parler de mafia corse. Les liens du sang ne sont pas aussi présents qu’en Italie et les clans qui sévissent sur l’île passent plus de temps à se faire la guerre pour le contrôle d’un territoire ou d’un commerce lucratif qu’à se réunir pour décider des grandes décisions à prendre pour conserver leur puissance. Pourtant, depuis quelques années, des chercheurs et scientifiques contestent cette vision simplifiée des mafias et cherchent à établir une définition plus complète de ces organisations criminelles. C’est ainsi que le docteur en sciences politiques Fabrice Rizzoli définit avant tout la mafia comme une entité politique concurrente de l’Etat, qui lui dispute le monopole de l’exercice légitime de la violence et montre son pouvoir par l’intimidation, comme il l’explique dans son ouvrage Pouvoirs et mafias italiennes. Contrôle du territoire contre état de droit : « La mafia use d’une violence érigée en système pour obtenir un maillage social. La violence systémique, employée avec parcimonie par un petit nombre de criminels, leur offre un contrôle panoptique des populations. En effet, grâce à la violence qui brise les solidarités et isole les individus devenus leurs propres censeurs, le mafieux est au centre de la société. » Cette définition valide l’image que l’on se fait de la mafia : une entité discrète mais omniprésente dans les sociétés où elle opère, qui se sert de la violence pour contrôler les personnes et le territoire. En Corse aussi, l’autorité de l’Etat a souvent été mise à rude épreuve, d’abord par nationalistes, puis par le grand banditisme insulaire. Depuis 20 ans, l’Etat semble incapable d’enrayer la spirale de violence dans laquelle est en train de s’engouffrer la Corse. Entre 1996 et 2015, 436 affaires de meurtres et d’assassinats ont été comptabilisées sur l’île, marquées par la prédominance de règlements de comptes, essentiellement liés au grand banditisme (53 en Corse-du- Sud, 51 en Haute-Corse) et la très forte implication d’armes à feu dans ces dossiers. Depuis 2017, 29 homicides sont venus s’ajouter à ce triste nombre, dont 13 considérés comme des règlements de compte. Cette recrudescence des meurtres depuis 25 ans est à mettre en relation avec la fin du monopole de la Brise de Mer sur la Haute-Corse et du clan de Jean-Jé Colonna sur la Corse-du-Sud. La désagrégation de ces deux clans a laissé un vide qui allait vite être comblé par des nouveaux clans moins puissants et plus nombreux, entraînant une guerre sans fin pour le territoire. L’arrivée dans le crime organisé de certains héritiers de la Brise de Mer (les frères Guazzelli), impatients de venger la mort de leur père, a provoqué une nouvelle effervescence à partir de 2017, avec en point d’orgue un double meurtre devant l’aéroport Bastia-Poretta.

Au-delà des nombres, c’est l’identité des victimes qui prouve l’existence d’un crime organisé proche de la mafia. Jean-Toussaint Plasenzotti a créé un collectif antimafia, après l’assassinat de son neveu en septembre. « On sait qu’il y a une liste de personnes à tuer. Le premier était mon neveu, Maxime Susini, mon fils est le second. Il a, depuis la mort de son cousin, dû abandonner son travail pour échapper aux tueurs. Tout cela parce qu’ils ont ouvertement refusé l’emprise mafieuse sur notre microrégion de Cargèse-Sagone. » Maxime Susini était un militant nationaliste de 36 ans. Le 12 septembre 2019, il est retrouvé assassiné sur la plage où il tient une paillote, à Cargese. Très vite, l’enquête s’oriente autour du crime organisé. Maxime Susini est connu pour ses engagements anti-mafia. Avec cette élimination d’un élément gênant, les clans qui s’accaparent la Corse se dévoilent au grand jour. La pieuvre a montré l’une de ses tentacules, preuve irréfutable de son existence pour les militants anti-mafia de Corse. Des collectifs contre la mafia se sont formés après cet assassinat. La naissance d’une parole anti-mafia n’est pas un fait anodin. Pour la première fois, la population elle-même semble reconnaître l’existence d’un crime organisé mafieux sur leur île. Ce qui a le don d’agacer les criminels, comme le révèle Jean-Toussaint Plasenzotti : « Ces tags [associant son nom de famille aux « indicateurs de police »] révèlent aussi l’impatience des mafieux. Ils ne pensaient pas que la mort de Maxime susciterait une telle émotion dans la société corse. Ils n’imaginaient pas que nous créerions ce collectif. Et ils ne supportent sans doute pas l’idée que l’on soit présent dans le débat public pour dénoncer leur emprise. Ce pouvoir occulte agit dans l’ombre et il peut tuer alors que nous agissons au grand jour sans arme. » Le meurtre mafieux que dénonce les militants anti-mafia n’est pas un simple homicide. Il est le symbole de la puissance de l’organisation et sert à instiller la peur dans la population. C’est ce que Fabrice Rizzoli appelle la « violence programmée » : « Elle fonde un ordre juridique parallèle. Au sein du clan, la violence confère du prestige ; l’exécution mafieuse est une décision de justice utilisée de manière symbolique, tel un langage. » Avec l’assassinat de Maxime Susini, les clans ont montré que personne n’était à l’abri de leurs représailles et qu’il valait mieux garder l’omerta s’il l’on voulait garder la vie sauve.

La mafia, concurrente de l’Etat

Avec sa justice parallèle, la mafia devient une entité politique concurrente du pouvoir central. Ce qui n’empêche pas les liens avec le monde politique traditionnel. Pour l’historien du droit Jacques de Saint Victor, c’est cette interconnexion avec les politiciens qui différencie la mafia des autres organisations criminelles : « Il n’y a pas de mafia s’il n’y a pas de pactes scélérats entre le monde politique, le monde économique et le monde criminel ». Une thèse partagée par l’historien Pierre Péan, coauteur d’une série documentaire sur l’histoire de la mafia insulaire. Selon lui, la mafia corse serait née pendant la campagne pour l’élection municipale à Marseille, en 1929. Paul Carbone et François Spirito, deux jeunes Corses affiliés à la pègre, s’allient à Simon Sabiani, un politicien ambitieux et véreux qui souhaite conquérir la mairie de Marseille. Les deux criminels lui promettent la victoire en échange d’une partie du pouvoir. Il s’agirait de la première alliance politico-mafieuse en France. « A partir de là, la Mafia va infiltrer la République durant plusieurs décennies », explique l’historien. Cette infiltration va s’accélérer après la seconde guerre mondiale. En 1945, le pays est en ruine et l’Etat est à reconstruire. Une situation de chaos qui profite généralement aux mafias. « Lorsque l’Etat est faible, les mafias prospèrent, parce qu’elles sont peu ou prou un substitut à l’architecture de l’Etat », souligne le juge ­antiterroriste Gilbert Thiel. Ce n’est pas un hasard si les quatre mafias italiennes ont prospéré dans le sud du pays, là où l’on trouve les régions les plus pauvres. Délaissés par l’Etat central, les populations s’en remettent plus volontiers aux organisations criminelles pour gagner un peu d’argent ou obtenir un travail. Quand bien même la société rejetterait le crime organisé, elle serait bien impuissante sans l’aide de l’Etat. Pourtant, au lendemain de libération, ce n’est pas la population mais un parti politique qui va s’en remettre à la mafia. Alors qu’il n’y a plus de police ou de services de sécurité pour maintenir l’ordre, de nombreux mafieux deviennent agents du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) ou du SAC (Service d’action civique – police parallèle sous de Gaulle). Pierre Péan raconte : « Si tout le monde s’est déclaré gaulliste entre 1944 et 1945, le gaullisme politique n’a aucune structure, aucune représentation. Il n’est pas organisé. Pas installé dans l’appareil d’Etat jusqu’à la constitution du RPF en avril 1947, contrairement à la SFIO, au PCF et au MRP. Pour protéger le nouveau RPF, un service d’ordre comprenant des mafieux et des gens douteux est constitué. Et, après le coup d’Etat de 1958 mené par les généraux en Algérie, le pouvoir gaulliste, fragile, surtout face à l’OAS, recourt encore plus à des gros bras. » L’un des protecteurs les plus connus de la mafia dans les sphères politiques sera d’ailleurs le ténor du RPR, Charles Pasqua. L’ancien ministre de l’Intérieur a permis à ses amis corses de prospérer dans la capitale, notamment dans les cercles de jeux. « Pasqua, c’était Janus, le dieu aux deux visages, au cœur de l’Etat français, explique Pierre Péan. Des gens traquaient le crime organisé, corse notamment, alors que d’autres, pour des raisons de pouvoir, l’utilisaient. Ce phénomène est essentiel pour comprendre l’histoire de la France depuis la fin des années 1930. »

C’est aussi dans l’univers du jeu que l’on retrouve un autre présumé protecteur des mafieux corses. Surnommé le « Squale », Bernard Squarcini est un ancien espion français, chef de la Direction centrale du renseignement intérieur (DRCI) sous Sarkozy. On le présente depuis longtemps comme un proche du parrain Richard Casanova, assassiné sur un parking de Porto-Vecchio en 2009. Dans une enquête de 2016, l’Obs révèle que Bernard Squarcini a fait mettre sur écoute un policier chargé de l’enquête sur le cercle de jeu Wagram. Un établissement occulte dont Richard Casanova, ainsi que d’autres membres de la Brise de Mer, retiraient des bénéfices. Faut-il y voir une preuve de l’implication du Squale dans les affaires du milieu corse ? Aucun autre fait ne l’indique clairement. Mais dans le volet de cette affaire, l’ancien espion a été mis en examen pour « faux en écriture publique ».

Ce sont ces liens entre la classe politique et la mafia qui donnent à cette dernière toute sa puissance. Fabrice Rizzoli a longtemps travaillé sur le sujet : « Le pouvoir mafieux s’enrichit de son rapport avec le politique. Face à une mafia politique, de manière symétrique, le monde de la politique qui prend des décisions favorables à la mafia en lui assurant une certaine impunité renforce le pouvoir de cette dernière. » On parle alors de « production mafieuse de la politique ». La violence joue ici aussi un rôle essentiel, comme nous le précise le chercheur : « Les organisations mafieuses ne reconnaissent pas le monopole étatique de l’usage de la force et exercent la violence programmée. Les institutions n’imposent pas leurs prérogatives judiciaires en n’empêchant pas, par exemple, la pratique du racket : l’impunité mafieuse règne. Légitimant de facto la non-reconnaissance du monopole de la violence étatique par la mafia, les pouvoirs publics promeuvent celle-ci comme une institution souveraine et concurrente. » L’infiltration dans le monde politique est rapidement devenue l’arme principale, avec la violence, des mafias dans leur prédation des richesses d’un territoire.

Une puissance financière incomparable

Les chiffres qui résultent des enquêtes de terrain, tout comme les saisies de biens et le gel des avoirs des chefs mafieux nous donnent à voir les trésors de guerre accumulés par ces organisations. En 2016, Bankitalia et la Commission anti-mafia du Parlement estimaient le chiffre d’affaires de l’ensemble des mafias italiennes à 135 milliards d’euros, soit presque 10 % du PIB du pays. Les mafias ont construit leur richesse grâce au lucratif trafic de drogue et à l’impôt qu’elles prélèvent par la pratique systématique du racket des activités économiques. À Palerme et à Reggio en Calabre, 80 % des commerçants payent le pizzo, l’impôt mafieux. Ce racket est une démonstration du pouvoir mafieux ainsi qu’une opportunité facile d’accumulation du capital. Une fois les millions amassés, les hommes d’honneurs réinvestissent leur argent dans l’économie légale. Les clans fondent des entreprises diverses (BTP, restaurants, sociétés immobilières, etc) et participent à des appels d’offres publics, qu’ils remportent bien souvent grâce aux pressions exercées sur les décisionnaires. D’après l’Association des commerçants italiens, les mafieux investissent dans le bâtiment (37,5 %), l’agriculture (20 %), le tourisme (9 %), les commerces et la restauration (7,5 %), en raison de la forte circulation d’argent qui caractérise ces activités. Ce modèle auréolé de succès pour les mafias italiennes a vite été imité en Corse. Après avoir écumé les banques du continent dans les années 70, 80 et 90, les mafieux de la Brise de Mer ont réinvesti leurs millions dans les commerces et la terre. Accompagné d’une armée d’hommes de paille, le clan a racheté les hôtels, les boîtes de nuit, les bars et restaurants du nord de l’île. L’argent appelle l’argent. Quand tout ou presque fut racheté, le gang s’est mis à investir dans les terrains sur la côte. A l’époque, la plupart de ces terres n’étaient pas constructibles et leur valeur était relativement faible. Après les avoir rachetés, les mafieux ont obligé les élus locaux à modifier les plans locaux d’urbanisme (PLU) pour rendre ces terrains constructibles. Une stratégie confirmée par André Fazi, maître de conférences en science politique à l’université de Corse : « La préparation des élections municipales de mars 2020 intéresse les milieux mafieux, par exemple, car ce sont les communes qui délivrent des autorisations d’urbanisme. » Une fois délivrés les autorisations de construire, les clans n’ont plus qu’à revendre avec un bénéfice conséquent ou à s’associer avec des investisseurs pour construire d’immenses projets d’hôtels et restaurants sur la plage, au risque de défigurer le paysage côtier. Si de tels pratiques ont pu voir le jour, c’est avant tout à cause d’un « système économique qui produit de la violence et des dérives en se nourrissant de la spéculation [immobilière, ndlr], et de l’argent facile », selon Jean-Guy Talamoni, président de l’assemblée de Corse. Difficile de lui donner tort quand on sait qu’entre 2012 et 2019, les prix de l’immobilier ont augmenté de 138 %.

Pourtant, les clans qui se disputent la Corse ne se sont pas limités à l’immobilier, comme l’explique Marie-France Giovannangeli, cheffe d’entreprise et élue à la CCI de Bastia et de la Haute-Corse : « Au fur et à mesure des années, on constate une permanence des faits mafieux dans l’île. Ils ne sont pas plus nombreux, mais indéniablement présents dans plus de secteurs d’activité : ce qui était cantonné à l’immobilier ou au BTP par le passé gagne désormais d’autres sphères. Cette année, plusieurs restaurants et commerces ont été visés. La distillerie d’un responsable agricole a été brûlée. Plusieurs engins de chantiers sont partis en fumée. Le garage d’un concessionnaire automobile (candidat aux municipales à Ajaccio, NDLR) a connu deux tentatives d’incendie. Et deux hommes – un promoteur immobilier et un restaurateur – ont été assassinés… Peu de secteurs, du traitement des déchets à la gestion des refuges du GR20, échappent à ces pratiques. » Il est vrai qu’économiquement, la Corse est plus riche qu’il y vingt ans. Cela aiguise les appétits criminels, d’autant que ce développement économique repose sur trois secteurs qui sont habituellement la cible des influences mafieuses dans l’économie légale : le tourisme, la construction – avec une pression urbanistique importante et une hausse phénoménale des prix des terrains – et la grande distribution. Aucune activité économique ne semble échapper à l’emprise des clans criminels. Même le secteur des aides agricoles européennes a depuis longtemps été investi par les milieux criminels corses. C’est ce que dénonce depuis plusieurs années Dominique Yvon, référent de l’association Anticor pour la Corse : « Le système mafieux y a été élevé au rang d’institution ». Avec ses adhérents, ils ont montré que certaines familles s’arrogeaient des rentes de 500 000 à 600 000 € par an avec les aides de la PAC (politique agricole commune). Pour toucher des subventions, les pseudos agriculteurs déclarent des troupeaux de moutons, vaches ou des terrains cultivés qu’ils ne possèdent pas et attendent que les aides tombent dans leurs poches. Pour mieux duper les contrôles, certains n’hésitent pas à réellement acheter des animaux. Une fois les aides perçues, les criminels les laissent vaquer en liberté. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est si fréquent de croiser des moutons, des vaches ou des cochons en liberté sur les routes corses.

Un crime organisé puissant et structuré

La violence, l’accumulation de capitaux, le consensus social et les collusions politiques sont les pouvoirs extra-légaux qui fondent la pérennité des mafias et forment le système politico-mafieux. La criminalité corse correspond à plusieurs de ces critères. Peut-on pour autant en conclure à l’existence d’une mafia corse sur le modèle des grandes mafias italiennes ? La question divise encore en France, entre les hommes politiques du continent et les chercheurs. Les premiers, à l’image de Jean-Marc Ayrault ou de Manuel Valls, ont déjà acté que la mafia était à l’oeuvre en Corse. De leur côté, les criminologues, comme Fabrice Rizzoli, préfèrent parler de « crime organisé structuré et puissant », car il n’existe pas sur l’île de système pyramidale comme en Italie. Juste des « familles » ou des « clans » qui font régner un climat d’intimidation. Cette différence majeure s’explique par l’histoire. Pour l’historien Jacques de Saint Victor, la mafia n’a au départ pas de réalité en France. « Historiquement, le grand banditisme français, les gangs corso-marseillais, n’ont pas du tout les mêmes origines que les phénomènes mafieux sicilo-napolitains. La mafia c’est d’abord et avant tout un contrôle capillaire du territoire, là où les phénomènes de grande criminalité à la française sont nés plutôt dans ce qu’on pourrait appeler les diasporas criminelles, liées aux grands trafics de drogues, comme pour la « French connection » (trafic d’héroïne à travers l’Europe) par exemple. » La Brise de Mer, le clan criminel corse le plus puissant des trente dernières années, s’inscrit dans la même logique de diaspora criminelle. Avant d’investir dans l’économie légale sur l’île, les membres du clan avaient fait des braquages de banques sur le continent leur principal fonds de commerce. Mais cette situation de la criminalité organisée corse va changer à partir du processus de décentralisation dans les années 90. « Il y a eu un réinvestissement territorial que ce soit en Corse ou dans le sud-est de la France. On voit apparaître des phénomènes qui peuvent s’apparenter à de la bourgeoisie mafieuse » explique Jacques de Saint Victor.

Un embryon de bourgeoisie mafieuse qu’ont pu observer les juges passés par la Corse. Dans le livre Juges en Corse, de Jean-Michel Verne, neuf magistrats ayant travaillé sur l’île entre 1991 et 2017, dénoncent l’omniprésence du crime organisé et le manque de continuité de l’Etat pour les combattre. Parmi eux, l’ex-juge d’instruction Guillaume Cotelle n’hésite pas à parler de mafia corse : « Les symptômes sont là, à commencer par son positionnement dans tous les secteurs de la vie publique et économique. Mais face aux mêmes groupes mafieux qui se dessinent derrière les homicides, les affaires de racket ou de corruption, j’ai eu parfois le sentiment de faire de la figuration tant il est compliqué d’atteindre les bandits les plus influents. La justice doit sans arrêt combattre la formidable énergie déployée pour saper ses enquêtes. » L’actuel procureur général de la Cour d’appel de Bastia, Jean-Jacques Fagni, s’inquiète également de certaines pratiques qui tendent de plus en plus à la mafia : « Si j’ai tenu à parler de dérive c’est tout simplement parce que la Mafia est une spécificité notamment italienne où l’on voit un noyautage de la société à tous les niveaux avec une emprise très structurée. Très heureusement ce n’est pas le cas en Corse mais nous avons des groupes criminels qui utilisent ces méthodes mafieuses, veulent s’immiscer dans la vie économique. »

S’inspirer de la législation italienne

Si certains sont encore réticents à parler de mafia corse, c’est aussi par manque d’informations sur le crime organisé qui sévit en France. Fabrice Rizzoli pointe du doigt le profond déficit français concernant l’étude de cette réalité : « Il faut pouvoir démontrer au point de vue scientifique et éventuellement dans l’enceinte d’un tribunal. » Or, pour le moment, il n’existe pas de législation particulière en France, contrairement à l’Italie où le délit pour association mafieuse existe depuis 1982. « Avec le délit d’association mafieuse, on peut condamner celui qui a donné l’ordre de tuer. On réduit l’impunité du donneur d’ordre et on confisque les biens des complices », observe Fabrice Rizzoli. Une autre loi, si elle était appliquée en France, pourrait considérablement réduire la puissance des clans corses. Depuis 1995, grâce à la pétition Libera qui a réuni un million de signatures, les autorités n’ont plus besoin de faire condamner au pénal les mafieux. Sans avoir besoin de justification, des biens suspectés d’appartenir à des mafieux sont tout simplement confisqués par le tribunal administratif et mis à la disposition des collectivités, de coopératives ou d’associations. Cette législation s’est montrée d’une efficacité redoutable et a permis d’éviter à la justice italienne de s’épuiser en vaines années de procédures pénales.

Récemment, la France a tenté de rattraper son retard sur la législation anti-mafia italienne en créant un statut de repenti. Claude Chossat, ancien chauffeur et homme de main de Francis Mariani, l’un des barons de la Brise de Mer, fut le premier à parler. Pendant plusieurs mois, il a raconté ce qu’il savait de ce clan criminel aux autorités, leur permettant ainsi de mieux appréhender l’un des gangs les plus puissants de Corse. Mais après avoir balancé, la justice ne l’a pas protégé, l’obligeant à se prendre en charge lui-même. Pendant plusieurs années, l’ancien chauffeur a dû vivre caché, obligé de changer de domicile tous les six mois, se retournant à chacun de ses pas pour vérifier s’il n’était pas suivi, craignant pour la vie de sa famille. Aucune protection policière ne lui avait été accordée. Une aberration expliquée par le journaliste Jacques Follorou, spécialiste de la mafia : « Ce statut [de repenti] a été voté selon des considérations un peu étranges. Le législateur a considéré pour des raisons essentiellement morales que la personne qui était trop au cœur d’un système criminel ne pouvait intégrer un système de protection de témoin. C’est un système qui n’est pas fondé sur l’efficacité, ça doit évoluer et je crois savoir que le gouvernement réfléchit à une évolution du texte en ce sens. » Alors que sa vie était déjà menacée pour avoir parlé du clan aux autorités, Claude Chossat a vu la justice se retourner contre lui. Quelques années après ses confidences, il a été accusé d’être le complice de Francis Mariani dans l’assassinat de Richard Casanova, sur un parking de Porto-Vecchio en 2008. Le premier repenti de France, même s’il n’en a pas le statut, sera finalement condamné à huit ans de prison pour complicité dans cet assassinat. Même s’il a été remis en liberté sous bracelet électronique quelques mois plus tard, cette affaire montre le retard qu’a pris la France dans la lutte contre le crime organisé de type mafieux. Et si la période actuelle peut paraître calme après plusieurs arrestations de chefs de clan ces dernières années, nul doute que la sortie prochaine de prison de Jean-Luc Germani, le successeur désigné de Richard Casanova, devrait remettre la « mafia » corse au cœur de l’actualité.

Le W


Pour aller plus loin : Les livres qui ont servi à documenter cet article

  • Corse, l’étreinte mafieuse, Hélène Constanty
  • Juges en Corse, Jean-Michel Verne (sous la direction de)
  • Repenti, Claude Chossat
  • VendettaViolette Lazard et Marion Galland

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *