D’M#1 – De l’amateurisme à la profession, la transformation du football
D’M#1 – De l’amateurisme à la profession, la transformation du football

D’M#1 – De l’amateurisme à la profession, la transformation du football

Initiée en Angleterre, la professionnalisation du football a bouleversé son organisation et sa conception. Des ouvriers des usines anglaises à l’union nationale des footballeurs professionnels, le métier s’est structuré comme une corporation. Un processus inégal en Europe qui s’est confronté aux disparités culturels. A la lumière de l’histoire, les spécificités nationales expliquent aujourd’hui les diverses perceptions et conceptions du football.

Pour citer cet article. APA : Brossillon, B. (2020). De l’amateurisme à la profession, la transformation du football. Zulumud. / ISO 690 : BROSSILLON, Baptiste. De l’amateurisme à la profession, la transformation du football. Zulumud, 2020. 

L’émergence du football tel que nous le connaissons peut-être située en plein milieu de l’Angleterre Victorienne. Par le passé, de nombreuses civilisations s’étaient adonnées à des activités que l’on pourrait qualifier d’ancêtres du football. Pour l’historien Paul Diestchy (2018, page 40-55), le “dribbling game” (jeu de dribbles, la forme de football qui persiste encore aujourd’hui) a pour origine la ville de Rugby entre 1850 et 1860. En 1859, est fondé à Sheffield le premier club de cette discipline. Peu à peu, le football s’impose dans les universités d’Oxford et Cambridge ainsi que les grandes écoles anglaises. Considéré comme une discipline essentielle pour la formation d’un jeune homme épanoui et future gentleman, le football se diffuse dans les public school anglaises avec l’idée qu’il inculque les valeurs “de sérieux, d’abnégation et de rectitude. Puis plus tard, celles de la robustesse, de la persévérance et du stoïcisme” (Mangan, 2013).

Avec le temps, le football devient le sport national et populaire d’hiver quand le cricket truste la saison d’été. Ce sport que beaucoup nomment “le jeu du peuple” est loin de ces standards lors de sa naissance. Il est profondément inscrit dans les mœurs des classes supérieures. Les enfants de bonnes familles nobles ou bourgeoises grandissent par la formation du football. Le sport est un exutoire, une catharsis temporaire pour les élites. Cette conception sociétale va lourdement influencer l’évolution du football au Royaume-Uni, mais aussi dans le reste de l’Europe. Le modèle britannique d’éducation des élites par le sport, et particulièrement par le football, va s’exporter et influencer la manière dont on appréhende le sport et sa professionnalisation sur le vieux continent. “Une des définitions de la professionnalisation serait d’être le développement d’une compétence nécessitant un enseignement et (ou) un apprentissage permettant de produire des résultats concrets dans l’amélioration de la qualité et de l’efficacité du service par une rationalisation du recrutement et de la formation. La professionnalisation aurait donc pour conséquence une fermeture sociale et un contrôle du marché permettant d’offrir une exclusivité de privilèges du statut, des revenus et un pouvoir type hégémonique. En même temps, cette spécialisation implique l’obligation de consacrer à la profession un temps qui interdit, en général, la pratique d’une autre activité professionnelle parallèle ” (Lanfranchi, 1999, page 189). 

Nous allons maintenant voir quels ont été les processus de professionnalisation du football en Angleterre et France. Comment cette dernière a fait évoluer la conception et l’organisation de ce sport de manière diamétralement opposée dans ces deux pays ?

L’Angleterre Victorienne : la naissance d’une corporation 

À l’approche de la fin du XIXème siècle, la pratique du football est amateure. Le “balle au pied” est uniquement une pratique de loisir. L’apanage des élites pour ce sport s’effrite peu à peu. Alors que les équipes d’élèves et d’anciens élèves des grandes écoles et universités règnent de manière hégémonique, les équipes ouvrières commencent à se faire entendre.  Depuis 1868, les équipes pouvaient s’affronter lors d’une compétition nationale et annuelle, la FA Cup (Football Association Cup). L’administration de la compétition passe aux mains de l’église en 1874 qui souhaite intégrer les principes et les valeurs de mérite dans la compétition. La FA Cup devient universaliste et trans classe. L’année 1874 est également théâtre de la promulgation d’une loi encadrant la durée maximale de travail du samedi à six heures et trente minutes. Ce contexte favorise l’apparition d’équipes ouvrières et populaires. C’est ainsi que, peu de temps après, le 31 mars 1883, l’équipe ouvrière de Blackburn Olympic devient la première équipe non affiliée à une public school a remporté ce trophé face aux Old Etonians. 

Amateurisme “marron” et professionnalisme

Cette victoire met en exergue des phénomènes que l’aristocratie footballistique anglaise voulait éviter. Entre 1870 et la victoire de Blackburn, le nombre de professionnels illégaux augmente fortement. Les amateurs des publics school ont affronté des “amateurs marrons” ouvriers. La pratique professionnelle du sport étant interdite par la Football Association, les dirigeants d’usine usent d’astuces pour attirer les meilleurs joueurs. Du poste déguisé d’ouvrier d’usine aux primes cachées, les directeurs multiplient les solutions pour rémunérer des joueurs et attirer les meilleurs.  Ils ont déjà très bien compris que le football pouvait être fédérateur, motivateur et valorisable pour les firmes. La pratique va peu à peu être découverte et condamnée par la Football Association (FA) menant à des exclusions de compétition pour les équipes concernées. Une forme de conservatisme existe chez les classes supérieures. Elles considèrent que la rémunération retire sa pureté au football et qu’il faut la protéger. La conception du football comme un exutoire pour jeunes hommes de bonne famille resurgit. Cependant, ce frein va être écarté par le président de l’époque de la FA, Sir Francis Arthur Marindin. Après plusieurs exclusions d’équipe ouvrières composées d’amateurs “marron”, les grands industriels du textile et de la métallurgie du Lancashire et des Midlands font une coalition prête à faire scission des compétitions de la FA pour se faire entendre. Sous cette  pression, l’association autorise le professionnalisme dans le football en Angleterre en 1885 (Russell, 1997). Chahuté, le conseil d’administration décide qu’il est  “maintenant opportun dans les intérêts de la Football Association de légaliser l’emploi de joueurs de football professionnels mais seulement sous certaines conditions”(Russell, 1997). Cet épisode est le début de la structuration dans le football anglais.  

La spécialisation : l’apparition d’un savoir faire technique 

Les premiers joueurs amateurs “marron” proviennent majoritairement d’Ecosse. Ces premiers “professionnels” sont recrutés pour leur compétences footballistique différentes de leurs coéquipiers. Loins des stéréotypes des joueurs anglais, les Ecossais vont participer à la transformation du jeu. Avant de s’appeler le rugby, ce sport était appelé football-rugby tandis que le football d’aujourd’hui était communément nommé “dribbling game” ou football-association. La proximité de ces sports ne s’arrête pas qu’au nom. Des années 1850 jusqu’à l’émergence du premier professionnalisme, le “dribbling game” repose sur des performances individuelles basée sur la force physique du joueur. Il y a très peu de jeu collectif. La qualité d’un joueur se mesure dans sa capacité à résister physiquement à de nombreuses agressions, à toujours avancer et imposer sa puissance. Des compétences, dignes d’un sport de combat, qui rappellent fortement celles du rugby. En Ecosse le “dribbling game” et ses “rushes” – longues chevauchées individuelles – ont été abandonnées. Une nouvelle doctrine footballistique s’est imposée au Nord, le “passing game” (jeu de passe). Il repose sur la capacité des joueurs à s’échanger la balle permettant d’utiliser beaucoup plus l’espace du terrain. 

Automne 1878, l’équipe de Darwen dans le Lancashire reçoit les services de deux étrangers. Les Ecossais Fergus “Fergie” Sutter et James “Jimmy” Love rejoignent l’usine de la ville comme tailleurs de pierre. Ces deux joueurs sont considérés comme faisant partie des plus célèbres amateurs “marron”(Mitchell, 2016). Darwen les a fait venir pour leur connaissance du “passing game” et leurs qualités de joueur mais aussi pour qu’ils soient acteurs du changement de paradigme footballistique de leur équipe. Avec Sutter et Love, le club ouvrier du Lancashire compte développer un nouveau football capable de surpasser le modèle du “dribbling game” qui profite aux public school. L’apport de Sutter est tel que le club des Backburn Rovers racheta à Darwen les compétences de l’Ecossais. Les joueurs deviennent des actifs essentiels dans la réussite d’une équipe. Leurs connaissances et capacités deviennent une marchandise. Le succès est réel pour les Blackburn Rovers qui remportent trois éditions d’affilé de la FA Cup en 1884, 1885 et 1886 après avoir recruté Sutter en 1880 et cultivé le modèle du “passing game”. L’équipe aurait même pu être la première équipe ouvrière championne après avoir échoué en finale en 1882. Selon l’historien écossais Andy Mitchell, à l’inverse de James Love, Fergus Sutter est un des rares joueurs amateurs rémunéré pendant l’interdiction l’ayant avoué. 

L’usine anglaise voit émerger les premiers footballeurs professionnels. Source : Pexels – Isaac Weatherly.

La professionnalisation du football accentue le développement de compétences individuelles et l’émergence de la spécialisation. Les industriels du Nord bénéficient de leurs compétences dans l’organisation des usines pour les transmettre au terrain de football (Dietschy, 2018, page 68). Menés par les grands industriels, les clubs sont organisés comme des entreprises. L’objectif à ce moment précis n’est pas le profit mais le développement des infrastructures et le recrutement de joueurs de qualité.  La planification arrive même sur le terrain. “A partir des années 1880, les joueurs se répartissent sur quatre lignes : le gardien de but, deux arrières, trois demis et cinq avants comprenant  deux ailiers et trois attaquants centraux ”(Dietschy, 2018, page 69). Chaque poste se spécialise. Il nécessite des compétences, des aptitudes et des physiques différents. Le demi-centre devient ainsi le coeur de l’équipe. Il doit organiser l’attaque et la défense. Pour acquérir ces compétences, la formation et l’entraînement deviennent nécessaires. Le contrat d’un joueur implique de prendre soin de son corps et de s’entraîner quotidiennement. Le rôle de l’entraîneur émerge alors. “Avec le développement du football professionnel et le besoin de cadres techniques, les anciens joueurs peuvent aussi se reconvertir en entraîneurs, jusque dans les public schools”(Dietschy, 2018, page 71). 

De l’exutoire individuel au spectacle de foule

La professionnalisation du football fait passer ce sport d’un divertissement individuel pour les élites à un spectacle pour les foules. Dès 1890, les clubs comprennent l’enjeu économique du spectacle et développent des infrastructures comme des stades, des lieux de restauration et des Pub à proximité des stades. Il faut dire que les gros matches amateurs du début des années 1880 pouvaient attirer jusqu’à 20 000 spectateurs. L’émergence de ce marché combiné aux emplois rémunérés des joueurs amènent les clubs à réfléchir à de nouvelles compétitions pour générer des revenues. 

Sur inspiration de la ligue de baseball américaine créée en 1876, le 17 avril 1888 est fondé une ligue de football professionnelle appelée Football League (Dietschy, 2018, page 64). Les douze membres sont des équipes du nord industriel. Preston North End, Aston Villa, Wolverhampton Wanderers, Blackburn Rovers, Bolton Wanderers, West Bromwich Albion, Accrington, Everton, Burnley, Stock, Derby County et Notts County composent ce premier championnat. Grâce à une phase aller-retour, chaque équipe reçoit onze matchs à domicile, sans compter les rencontres de la FA Cup, permettant de générer des revenues. L’économie du football se développe tellement que les acteurs extérieurs se font de plus en plus insistants pour intégrer cette ligue. Pour les contenter, une deuxième division est créée en 1892. “Le passage entre les deux échelons, fut d’abord réglé par un système de matchs-tests, mais devant l’ardeur défensive déployée par les équipes soucieuses de ne pas compromettre leur maintien ou leur division dans la division supérieure, il fut décidé en 1898 que les trois équipes de la première division céderaient leur places aux trois premières de l’étage inférieur “ (Dietschy, 2018, page 65). Les enjeux économiques finissent par avoir des conséquences directes sur la manière de jouer des équipes. Le public, lui, est conquis. Les affluences croissent de saison en saison. Lors de la saison 1913-1914, l’affluence moyenne de Chelsea ( Londres) atteint même 37 105 spectateurs, un nombre considérable pour le sport pré-guerre. 

Une plus grande structuration du football

La croissance d’équipes, de joueurs, de compétitions et des enjeux économiques nécessitent des règles homogènes. Un organisme est maintenant en charge du règlement, l’International Football Association Board (IFAB). Il regroupe les associations de football anglaises, irlandais, galloises et écossaises. L’IFAB va rapidement définir un grand nombre de règles pour réduire l’incertitude autour de la compétition. En 1886, il est décidé que le ballon doit entièrement franchir la ligne pour qu’il y ait un but ou une touche. A partir de 1891, un arbitre est seul maître et juge des décisions litigieuses sur le terrain. Il doit faire appliquer les 17 articles des règles du football et sera secondé de deux juges de ligne. L’arbitre “détenait le pouvoir d’avertir puis d’expulser un joueur “en cas de conduite violente” et d’accorder un penalty-kick au cas où un joueur “faisait intentionnellement un croc-en-jambe ou attrapait un adversaire ou se saisissait délibérément de la balle” à moins de 12 yards de son but. La sanction serait donnée à 6 yards” (Dietschy, 2018, page 67). Le règlement définit également que les buts doivent être munis de filets et d’une barre transversale. Le rond centrale doit être tracé et avoir un rayon de 10 yards. Quant à lui, le ballon doit avoir une circonférence entre 27 et 28 pouces (Dietschy, 2018). Les chaussures à clous sont interdites depuis 1863 mais des crampons de moins d’un demi-pouce peuvent être posés sur les semelles. “Enfin depuis 1886, le gardien de but était autorisé à utiliser ses mains, disposition qui ne pouvait que renforcer la spécialisation des rôles”(Dietschy, 2018, page 67). Les dimensions du terrain ainsi que le temps de la partie sont définies entre 1896 et 1899. La durée de la  partie est fixée à 90 minutes. Sous l’effet de l’inflation du prix des terres et de la multiplication des joueurs et des équipes, les dimensions sont alors comprises entre 130 et 100 yards de longueur et 100 et 50 yards de largeur. A partir de 1914, le tracé actuel du terrain  avec des surfaces de réparation et un rond central est conçu. 

Au début du XXème siècle, le métier de footballeur se structure également. En 1900, la FA décide que le salaire maximum d’un joueur est fixé à 4 livres par semaine. Il s’agit du salaire d’un bon ouvrier qualifié ou d’un contremaître. Le métier de footballeur permet de vivre mais n’est pas exempt de risque avec des carrières de courte durée. Pour permettre aux joueurs de ne plus vivre avec l’angoisse d’une blessure qui pourrait interrompre, temporairement ou définitivement, leur carrière, les clubs de Birmingham (Aston Villa Football Club) et de West Brom (West Bromwich Albion Football Club) crées une assurance pour leurs joueurs en 1900. La formule est acceptée et appréciée au point que sept ans plus tard, en 1907, la Football Mutual Insurance Federation est fondée pour protéger l’ensemble des joueurs de la ligue. En dépit de la volonté des élites anglaises de voir les joueurs de football professionnels loin de toute organisation syndicale, l’Association Football Player est créée sous l’égide de Charlie Roberts, joueur de Manchester United, lors de la même année. Avec une homologation du joueur de football professionnel, une reconnaissance d’un savoir-faire et l’existence de métiers du football, le footballeur Anglais se structure telle une corporation lors de l’avant guerre. 

La France : entre conservatisme et professionnalisme tardif 

Le premier club de football en France est créé au Havre. En 1872, treize ans après Sheffield et sous inspiration du modèle britannique, le Havre Athletic Club est fondé. Bien que le football “dribbling game” et le rugby s’exportent très vite vers la France, la pratique professionnelle semble elle rester de l’autre côté de la Manche. Le modèle professionnel britannique se développe rapidement en Europe en Autriche-Hongrie ou Tchéquie. A l’inverse, les pays du Sud de l’Europe comme l’Italie ou la France semblent eux plus réfractaires. Bien qu’aujourd’hui profondément différents, ces deux pays semblent partager une période d’histoire commune concernant la professionnalisation du football. 

Mixité sociale et conservatisme : la longue bataille pour le professionnalisme

Culturellement, le Royaume-Uni exerce une grande influence en Europe au crépuscule du XIXème siècle. Le modèle d’éducation par le sport devient très prisé en France. “Alors que le football (dit football-association pour le distinguer du football-rugby) s’étend sur l’Europe à partir des années 1880, la France reçoit cet élan avec plus de modération : alors que la région parisienne et notamment ses écoles prestigieuses toutes inspirées de culture anglaise accueillent plutôt favorablement cette pratique tout comme le Nord et la Normandie ou encore le Sud avec ses ports grands ouverts aux pratiques nouvelles,  le pays en général reste assez méprisant à l’égard du ballon rond qui entre en concurrence directe avec le ballon ovale par ailleurs mieux installé” (Lê-Germain, 2005, page 9). A l’image de ce qu’il s’est passé sur ses terres natales, le football arrive en France comme un outil de formation à la vie des jeunes hommes de bonnes familles. 

A l’opposée de l’Angleterre, les industriels et les classes ouvrières sont moins impliqués dans le football français. Dans l’esprit commun, le football est un exutoire pas une profession. Un fort conservatisme entoure le football à l’image des public school anglaises. Les dirigeants français veulent conserver la pureté et la noblesse du football qui se pratique par plaisir. De plus les pouvoirs publics ont déjà investi le champ du cyclisme et de la gymnastique. Ces activités sont “la formation et la performance à la Française” et commencent à être rémunérées. Les plus grands sportifs prolétaires se tournent vers ces sports pour y gagner leur vie. 

Les joueurs anglais s’éloignent des usines de tissu avec le football. Source : Creative Commons – Lewis Wickes

Alors que le professionnalisme avait amené la structuration au football anglais, c’est la structuration du football amateur français qui va amener les prémices du professionnalisme au début des années 1910. “L’amateurisme intégral s’effrite avec la création de compétitions régulières” (Laffranchi & Wahl, 1999, page 374). L’amateurisme “marron” va apparaître au moment de la création de compétitions amateures régionales. Les clubs vont commencer à payer les frais de transport ou les équipements. “Le recrutement ne s’effectue plus uniquement “par la loi de l’attraction naturelle des meilleurs éléments des petits groupements locaux” comme l’écrit Henry Monnier, le fondateur du Sporting Club de Nîmes dans ses mémoires manuscrites, mais par le racolage moyennant finance des meilleurs joueurs régionaux” (Laffranchi & Wahl, 1999, page 314). Les déclarations d’anciens joueurs illégalement rétribués, les arguments économiques libéralistes, les principes de liberté individuelle ainsi que les performances de l’équipe de France au plan international commencent à faire émerger le débat de la professionnalisation. Une opposition idéologique et culturelle s’installe, les défenseurs de l’amateurisme et les partisans du professionnalisme. “Le combat entre amateurisme et professionnalisme est présenté comme une lutte entre les anciens et les modernes” (Laffranchi & Wahl, 1999, page 316). 

Comble de l’histoire, la situation va se décanter en France et en Italie, une nouvelle fois avec l’intervention des industriels. En 1923, Umberto Agnelli, dirigeant de FIAT, investi dans l’équipe de la Juventus de Turin pour en faire le porte-étendard de son entreprise. Le football devient un levier publicitaire, d’identification et de mobilisation. Sur le même modèle, en 1930, Jean-Pierre Peugeot, patron des usines automobiles, créé une équipe ouvertement professionnel avec pour objectif de représenter l’entreprise. Il lance une compétition intitulée la “Coupe Sochaux”. Forme de championnat avant l’heure, cette coupe doit regrouper les huit meilleures équipes favorables au changement. “Face à un risque de scission, la fédération ne put que entériner le projet pour maintenir son contrôle de l’ensemble du football. En janvier 1931, le conseil national de la fédération devait voter les textes relatifs au statut du joueur rétribué et répondre favorablement à l’introduction du professionnalisme en préservant le statut amateur des clubs. Les textes ne furent prêts qu’au mois de juin 1932 et le premier championnat professionnel allait débuter en septembre et regrouper vingt équipes” (Laffranchi & Wahl, 1999, page 316).

En 1926, la Charte de Viaggero autorise le football professionnel en Italie. Six ans plus tard, il est aussi autorisé en France. Les deux pays vont commencer à emprunter des chemins différents. Le scepticisme reste très fort en France. Les élus et décisionnaire de la deuxième ville de France, Lyon, ne plient pas et empêchent le développement d’une pratique professionnelle du sport dans la ville jusqu’en 1945(Lê-Germain, 2005). Ces freins dans certaines grandes villes ne facilitent pas le développement d’une organisation professionnelle du football. Pour les conservateurs, le sport doit rester une pratique d’excellence et sa rémunération doit être marginale. 

La difficile acceptation de la formation et de la figure de l’entraîneur

Le conservatisme et l’idéologie élitiste française vont également influencer le champ du terrain. L’idée que le foot soit un divertissement, un défouloir formateur pour jeunes hommes, amène l’arrivée de la figure du capitaine dans le football français. Le lexique, mais aussi la fonction est inspiré du secteur militaire. L’égide de l’armée sur la formation des jeunes hommes est encore très forte et cela rejaillit sur le sport. La figure forte du capitaine a pour rôle d’organiser ses coéquipiers sur et en dehors du terrain(GRÜN, 2004). Evidemment, il doit être doué et bon footballeur. Cependant, cela n’est pas suffisant. Il doit comprendre le jeu et savoir ce qu’il doit faire, mais également ce que doivent faire ses coéquipiers. Pour assurer ce rôle, il doit maîtriser la communication verbale et se faire comprendre rapidement et facilement. Cette culture militaire et élitiste ainsi que la figure du capitaine réduisent fortement la possibilité de voir émerger un réel rôle d’entraîneur professionnel.

Les conséquences sont directes sur le niveau de jeu des équipes françaises. Elles sont toutes bien plus faibles que celles des voisins européens ayant succombé à l’attrait des entraîneurs. La nécessité des entraîneurs se fait de plus en plus constater. “D’influents membres de la presse écrite, parfois anciens internationaux, parfois récents professionnels, tels que J. Mairesse, réclament dès 1933 la construction d’une “maison-école du football français”, où serait organisé le perfectionnement des cadres techniques, donc des entraîneurs” (GRÜN, 2004, page 55). En France, la formation et l’entraînement sont très peu valorisés. Les équipes cherchent à avoir une efficacité à très court terme. Elles se concentrent sur le recrutement de joueurs avec de fortes compétences plutôt qu’essayer de les développer chez les joueurs déjà présents. Le rôle de l’entraîneur est alors limité à celui d’un préparateur physique. Il anime les entraînements pour que l’équipe “garde la forme”. Son rôle est d’autant plus limité que sa légitimité passe dans sa capacité à être relayé par le capitaine de l’équipe(GRÜN, 2004). La figure de proue de l’équipe tarde à passer du capitaine au joueur. Cette légitimité va d’autant plus être ternie que le joueur Français reconverti entraîneur n’a eu que peu ou aucun modèle. Ses compétences et son savoir étant limités, il peine à se faire accepter. Le métier d’entraîneur en France est très peu professionnalisé et est vu comme une voie de garage pour joueur à la retraite. “D’ailleurs, elle (la presse, nda)  remet très  largement en cause les  compétences des entraîneurs. Selon elle, la formation technique individuelle et collective des joueurs est dédaignée au profit d’un apprentissage sur le tas, néfaste à la qualité du jeu.  Alors que l’évolution  du football se  fait dans le sens du “dribbling game “ au “passing game” , à Lyon, on voudrait atteindre le  second sans  même se donner la peine d’inculquer un peu du premier ! “ (Lê-Germain, 2005, page 14-15).  Pour remédier à ce problème, les équipes françaises ont beaucoup recours aux entraîneurs étrangers. Souvent, ils sont en fin de carrière ou moins performants que leurs homologues exerçant en Angleterre, en Allemagne ou en Italie. Ils vont permettre de professionnaliser le football français mais ne vont  faire qu’accentuer le retard de la France vis-à-vis de ses voisins.

Infrastructures, spectacle et qualité du jeu 

La légalisation du football professionnel en 1932 a amené plus de  lumière sur les rencontres. Le public s’est ainsi intéressé de manière croissante à ce sport jusqu’ici plutôt boudé par les spectateurs. On va assister à une transition du jeu vers le spectacle comme l’Angleterre l’a connu près de 50 ans plus tôt. Le fait est que les clubs restent des associations de loi 1901. Les dirigeants vont se soucier de la création de profits économiques et sociaux  (Lanfranchi & Wahl, 1999). Ils vont investir dans le développement d’infrastructures d’accueil qui sont loin d’être celles de l’Angleterre ou de l’Allemagne. Le spectacle tout comme les structures d’accueil ne sont pas au rendez-vous, ce qui plonge le football français dans une crise. “Globalement, les matchs de football entre équipes professionnelles en France attirent trois fois moins de spectateurs qu’en Italie et en Allemagne. Et, comme les recettes aux guichets constituent toujours la source principale de financement du football professionnel, les clubs, mais surtout les joueurs sont plongés dans une précarité extrême “ (Lanfranchi & Wahl, 1999, page 314).

Le déficit technique provoqué par l’absence d’entraîneur amène à la stagnation de la performance des joueurs et donc à une dégradation de la qualité du spectacle. Le public délaisse alors les stades et les rencontres de football (Grün, 2004). “La presse est convaincue que la popularité du football  sera acquise dès  lors qu’il présentera un  intérêt intrinsèque, c’est-à-dire  technique et  esthétique. (Lê-Germain, 2005, page 14-15). A Lyon, la deuxième ville de France, la fibre pour le football ne prend pas. C’est l’absence même d’un réel “professionnalisme” qui est critiqué par la presse et le journal local. “Les deux matches auxquels il nous fut donné d’assister nous laissèrent cette impression : lenteur désabusée, manque d’assurance dans les passes, technique pauvre, bref, un manque évident de préparation, ce qui engendre un grand scepticisme sur les progrès réalisés dans le Lyonnais cette saison “ (Lyon-Sport, 1er février 1929).

La période charnière des années 1930 est très difficile pour le football français. Il a besoin de plus de ressources pour continuer à se développer et à se professionnaliser. Il a également besoin de se professionnaliser pour attirer plus de spectateurs. C’est là que le bât blesse. Le football français est pris dans une spirale vicieuse qui le restreint et le contraint à un “amateurisme rémunéré”. La progression du football français d’autant plus freinée par sa précarité et ses inégalités sociales. Les plus aisés des joueurs voient toujours le football comme un divertissement qui n’implique pas de se dévouer corps et âme. Quand, les plus pauvres, cherchent à survivre et cumulent des emplois au-delà du football. Les conditions ne sont pas idéales pour voir les compétences progresser et donc construire un spectacle plus attractif.  “En général le football n’était perçu que comme une profession d’appoint ou encore un moyen de prolonger une adolescence dorée. Il est vrai que rares étaient alors les joueurs qui s’investissaient pleinement, en cherchant à améliorer leur condition physique ou en augmentant leurs entraînements, dans la carrière sportive “(Lanfranchi, 1999, page 192). Ce qui fait se questionner la presse sur le fait de savoir si “ce sont les mauvaises performances de nos équipes qui ont éloigné le public des terrains d’association ? Ou plutôt, [si c’est] le manque de public qui a empêché nos équipes régionales d’atteindre le niveau supérieur ?” (Lyon-Sport, 29 janvier 1929). 

Crise du football professionnel et émergence tardive des organisations syndicales : les années 1960

Le football professionnel anglais s’est bâti sur l’immigration écossaise et grâce aux populations ouvrières du Nord et du Centre de l’Angleterre. Les classes sociales défavorisées vont s’approprier et être le moteur de celui-ci. Il y a une très grande homogénéité sociale au sein des footballeurs anglais. Les classes moyennes et supérieures sont très majoritairement exclues. Dans le reste de l’Europe, la classe moyenne n’est pas exclue. Deux des premiers importants transferts en Italie sont issus de la petite bourgeoisie. “Virginio Rosetta et Umberto Caligaris, les deux arrières de la Juventus, achetés à prix fort aux clubs piémontais de Verceil et Casale Monferrato sont comptables de formation” (Lanfranchi, 1999, page 191). La France, l’Italie, et la majorité de l’Europe, ne connaissent pas cette concentration sociale. Les profils sont divers. Il ne se développe pas une culture commune du footballeur. “Une analyse sur plusieurs centaines de joueurs dans les deux pays (France et Italie, nda) montre qu’un tiers des professionnels étaient ouvriers, un tiers constitué d’employés subalternes et le troisième tiers composé d’étudiants et de représentants de la petite bourgeoisie. En cela, le footballeur français et italien se distingue de ses collègues britanniques par sa diversité sociale” (Lanfranchi, 1999, page 193). Du fait de leurs origines sociales différentes, les joueurs français ne  prennent pas vraiment  au sérieux leur métier de footballeur. Plusieurs  des premiers joueurs professionnels témoignent le fait qu’ils ne percevaient pas le football comme un métier, bien qu’ils soient rémunérés. “Le plaisir était encore plus grand que l’appât du gain (Maurice Albertini), que c ‘était un peu la vie de bohème” (Maurice Fabreguettes ou Renzo de Vecchi), qu ‘on n ‘en était pas à une relation entre employés et patrons (Jean Galinié), cherchant en quelque sorte à nier l’existence d’une réelle profession et toute travail les plaçant dans une situation de subordonnés.“(Lanfranchi, 1999, page 192). Les Anglais sont eux plus soucieux et adoptent une attitude plus professionnelle du fait qu’ils sont “habitués dès leur enfance à l’obéissance et à une société de classe” (Fishwick, 1989).

De 1932 au début des années 1960, les joueurs rétribués ne cherchent que marginalement à s’organiser et à organiser le mode d’accès à la profession. Les inégalités sociales n’amènent pas les joueurs à faire corps pour défendre leurs intérêts. Le salaire d’un joueur anglais était calculé et indexé sur celui des ouvriers. Il ne pouvait gagner plus du double de la paie d’un ouvrier qualifié (McKibbin,2000). Les Européens étaient trop différents pour essayer d’obtenir ce type d’acquis sociaux. Mais les éléments culturels et éducatifs ont également joué un rôle prépondérant dans l’inaction des joueurs. “Nous avons essayé d’analyser la situation française où un sentiment diffus de chance et de culpabilité (puisqu’ils ne retrouvent dans la définition du mérite et de la valeur marchande du footballeur aucune des caractéristiques de la méritocratie qui leur avait été inculquée à l’école, l’armée ou au travail), les incite à ne pas réclamer d’autres avantages” (Lanfranchi, 1999, page 193). Enfin, les institutions directrices du football français vont cultiver cette culture juvénile et semie professionnelle du football. Bien qu’acceptée en tant que pratique, la rémunération des joueurs de football ne signifie pas pour autant que le  métier de footballeur existe. Cette idée persiste même dans la tête même des dirigeants français. “Ainsi, dans l’esprit d’Emmanuel Gambardella l’un des responsables du groupement des clubs autorisés à utiliser des joueurs professionnels, la pratique professionnelle du football était une activité transitoire idéale qui devait permettre à de nombreux étudiants peu fortunés de financer leurs études et non pas seulement se contenter de “produire des phénomènes, des acrobates ou des déclassés“ (Lanfranchi, 1999, page 192). Par tous ces éléments, les footballeurs français ne sont pas incités à avoir une attitude professionnelle, à s’organiser ou ne serait-ce qu’à chercher à être mieux rémunérés.

Le FC Sète en 1923, équipe fondatrice du premier championnat de France de 1932. Source : Creative Commons – Auteur inconnu

Une nouvelle crise va frapper le football français à l’orée des années 1960. Les métiers du football sont encore trop peu organisées et l’incertitude règne en maître. Le nombre de professionnels du football chute. Les meilleurs joueurs désirent de la stabilité financière, chose que le football ne peut pas offrir. Ils quittent le football pour mener des carrières plus rémunératrices. Le football français voit une recrudescence de la pratique amateure. Certains clubs ou soutiens financiers de clubs font faillites et la nécessité de plus d’organisation avec de syndicats professionnels devient une évidence. Au tournant des années soixante, les footballs français et italiens se retrouvent avec le même désire d’institutions. Au début de cette décennie, les acteurs français réagissent. “En France, la création de l’UNFP en 1961 va en dix ans bouleverser l’organisation de la profession. Avec l’instauration du contrat à temps en 1970, la grève des joueurs en décembre 1972, la création de l’Institut National du Football en 1973, le développement des centres de formation à partir de la fin des années 1970 et d’un CAP des métiers du football, l’entrée dans la profession et son organisation sont totalement bouleversées : on assiste, dès lors, à une normalisation relative de la formation des footballeurs et de leurs contrats de travail.”(Lanfranchi, 1999, page 194).  L’Italie agira quelques années plus tard, et après avoir emprunté un chemin bien différent de la France, avec la création de l’AIC (Associazione Italiana Calciatori). Fondée en 1968 par deux anciens joueurs, juristes de formation, Sergio Campana et Leonardo Grosso, l’association marque la fin de la quête de structuration du football italien. 

Conclusion : le football féminin, l’égalité par l’inégalité

L’ensemble des pays européens semblent pouvoir se rapprocher dans leur développement du football féminin (professionnel ou amateur). La pratique féminine du football émerge peu de temps après la naissance du football. Entre la fin du XIXème siècle et les années 1920, le nombre de femmes footballeuses croit (Bayle, 2013). Au début des années 1920, sous réserve d’arguments moraux et médicaux, plutôt douteux aujourd’hui, l’association anglaise de football interdit “à ses associations régionales, aux clubs, arbitres et dirigeants qui lui sont affiliés de soutenir le football féminin, notamment en prêtant leur terrain pour des rencontres ou en apportant une assistance technique et arbitrale”(Breuil, 2011, page 69). Entre les années 1920 et 1960 le football reste réservé aux hommes, avec une stagnation voir un déclin du football féminin. La Norvège, peut-être avant-gardiste, précéde et participe à la période de “renaissance”du football féminin entamée lors des années 1960. Alors que le football professionnel masculin s’est développé de manière inégale en Europe avec des différences encore présentes aujourd’hui, les pays européens ont su suivre le même chemin du non-développement concernant l’équivalent féminin.

Pour citer cet article. APA : Brossillon, B. (2020). De l’amateurisme à la profession, la transformation du football. Zulumud. / ISO 690 : BROSSILLON, Baptiste. De l’amateurisme à la profession, la transformation du football. Zulumud, 2020. 

Bibliographie :

BAYLE, Emmanuel, JACCARD, Emilie, et VONNARD, Philippe. Synergies football masculin et féminin: vers un nouveau modèle stratégique pour les clubs professionnels européens?. Revue Européenne de Management du sport, 2013, no 39, p. 5-21.

BREUIL, Xavier. Histoire du football féminin en Europe. Nouveau Monde Editions, 2011.

DIETSCHY, Paul. Histoire du football. Tempus Perrin, 2018.

FISHWICK, Nicholas, et al. English football and society, 1910-1950. Manchester University Press, 1989.

GRÜN, Laurent. La difficile émergence de la profession d’entraîneur de football en France (1890-1950). Staps, 2004, no 1, p. 45-62.

LANFRANCHI, Pierre. Histoire du professionnalisme en France et en Italie: des débuts du professionnalisme à la formation des syndicats de joueurs. Cahiers de l’INSEP, 1999, vol. 25, no 1, p. 189-205.

LANFRANCHI, Pierre et WAHL, Alfred. La professionnalisation du football en France (1920–1939). Modern & Contemporary France, 1998, vol. 6, no 3, p. 313-325.

LÊ-GERMAIN, Élisabeth et GROS, Pierre-François. Le football et sa professionnalisation tardive à Lyon: de la confidentialité à la notoriété (1918-1964). Staps, 2005, no 2, p. 7-23.

MANGAN, James Anthony. The games ethic and imperialism: Aspects of the diffusion of an ideal. Routledge, 2013.

MCKIBBIN, Ross. Classes and cultures: England 1918-1951. Oxford University Press on Demand, 2000.

MITCHELL, Andy. Matthew L. McDowell, A Cultural History of Association Football in Scotland, 1865–1902: Understanding sports as a way of understanding society. 2016.

RUSSELL, Dave. Football and the English: A social history of association football in England, 1863-1995. Carnegie Publishing, 1997.

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