Premier pays consommateur de stupéfiants, les États-Unis mènent une guerre totale contre les drogues depuis les années 70. Une puissante agence fédérale a été créée, des lois répressives ont été votées et des millions d’Américains se sont retrouvés en prison pour possession ou vente de stupéfiants. Un combat qui semble perdu d’avance tant la consommation et les overdoses continuent d’augmenter chaque année. Face à ce désastre sanitaire et sociétal, plusieurs États se tournent vers la légalisation.
Opération Condor. Un nom de code mystérieux qui rappelle l’une des périodes les plus sombres de l’Amérique latine, lorsque les gouvernements argentins, chiliens ou brésiliens, conseillés par la CIA, assassinaient quiconque se dressait sur leur chemin. Dirigeants syndicaux, militants politiques ou simples paysans, ils sont plusieurs milliers à avoir péri ou mystérieusement disparu dans les années 70 dans cette guerre des forces conservatrices contre toute forme d’opposition. Au même moment, une deuxième opération Condor voit le jour au Mexique. Au coeur du triangle d’or mexicain, entre les Etats du Durango, du Sinaloa et du Chihuahua, un autre enfer s’abat sur les campesinos, ces petits paysans cultivateurs de cannabis et d’opium. C’est dans ces montagnes qu’est produit l’essentiel de la marijuana mexicaine, laquelle est le plus souvent vendu de l’autre côté de la frontière. Sous la pression des Américains, qui n’en peuvent plus de voir toute cette drogue arriver chez eux, le gouvernement de Luis Echeverria va frapper fort. Pendant trois ans, de 1975 à 1978, les militaires et la police mexicaines, équipés d’hélicoptères et d’avions américains, déversent des centaines de litres de défoliants chimiques sur les terres de ces paysans sans le sou. A la fin de l’opération, aucun propriétaire de champs n’est arrêté. En revanche, les milliers d’agriculteurs qui cultivaient le cannabis ou l’opium pour les trafiquants sont contraints de s’exiler vers d’autres Etats, leur gagne-pain ayant été calciné et stérilisé pour des décennies. Les barons de la drogue profitent du chaos pour s’installer à Guadalajara, loin des champs brûlés et de l’oeil de l’Oncle Sam, d’où ils s’associeront pour fonder le tout premier cartel de la drogue mexicain. Du côté américain, entre une remise de médaille et un discours de félicitations, rares sont ceux qui ont conscience de ce qui vient de se passer réellement. Avec leur démonstration de force, les États-Unis viennent de préparer le terrain pour les grands cartels de la drogue qui dominent le Mexique depuis quarante ans et inondent les deux pays de stupéfiants et de violence. L’opération Condor a transformé quelques trafiquants sans importance, faisant passer chaque année quelques centaines de kilos de drogues aux États-Unis en un gigantesque cartel, plus puissant, mieux organisé et bien mieux ancré dans l’administration mexicaine. Désormais, ce sont plusieurs centaines de tonnes que les trafiquants feront passer de l’autre côté de la frontière.
L’hydre du trafic de drogue
Trop centré sur la répression et la destruction des cultures de psychotropes, les États-Unis ont oublié de s’intéresser aux petites mains du trafic, celles sans qui il serait impossible de produire les drogues. Que ce soit dans la jungle colombienne ou dans les champs désertiques du Sinaloa, des milliers de petits paysans pauvres vivent de la culture des matières premières nécessaires à la production des stupéfiants (pavot, feuilles de coca, marijuana, etc). Celles-ci sont ensuite accaparées par des trafiquants et des cartels qui s’occuperont de la transformation en héroïne, cocaïne, opium et autres substances récréatives. Les mêmes organisations s’enrichissent avec le transport et la vente de l’autre côté de la frontière américaine, là où les consommateurs sont les plus nombreux et les plus fortunés. Lors de l’opération Condor, la première grande offensive contre les drogues depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et leurs alliés mexicains ont fait l’erreur de se focaliser exclusivement sur les champs de culture et sur les agriculteurs qui cultivaient la terre. Mais aucun trafiquant d’importance n’a été arrêté. Pire, des années plus tard, en 1988, un informateur de la DEA (Drug Enforcement Agency, l’agence antidrogues américaine) déclara que la Direccion Federal de Seguridad (DFS, l’équivalent mexicain du FBI) avait aidé les trafiquants à se relocaliser à Guadalaraja. Les agents de la DEA avaient probablement sous-estimé la corruption des fonctionnaires et des forces de l’ordre mexicain. Mais leur absence de vision quand au sort des campesinos n’engage qu’eux. Bien qu’officiellement dirigé par le Mexique, c’est bien sous la pression de la DEA et le gouvernement américain qu’est né l’opération Condor. Ce sont donc eux qui ont décidé de brûler des milliers d’hectares de cultures sans penser à ce que deviendraient ces paysans. Il n’aurait pas été beaucoup plus contraignant de remplacer les champs de pavot par des cultures de substitution moins négatives pour la société. Les paysans n’auraient pas eu à s’exiler et n’auraient pas nourri un ressentiment envers les Américains. Au lieu de quoi, des paysans pauvres sont devenus encore plus pauvres et ont fini par reprendre la culture du pavot quelques années plus tard. Marquées par cette expérience traumatisante, les campesinos protègent et cachent les trafiquants de drogues les plus importants du pays lors de leur cavale, autant par peur des cartels que par méfiance envers les gouvernements américains et mexicains.
Face à ce constat d’échec, la doctrine antidrogue américaine a évolué vers une stratégie visant directement les chefs des organisations criminelles (Kingpin strategy). L’objectif est simple : il faut décapiter la tête du cartel pour le faire s’effondrer comme un château de cartes. La priorité est désormais d’arrêter les chefs, et de les extrader vers une prison américaine, d’où il leur sera impossible de continuer leurs opérations criminelles. Cette stratégie a connu des résultats divers. Si les premiers cartels ont pu être déstabilisés par l’arrestation ou le décès de leur tête pensante (comme le cartel de Medellin après la mort de Pablo Escobar), d’autres ont adopté des directions horizontales pour éviter ces déboires (l’exemple du cartel de Cali, qui disposait de trois chefs en même temps). Mais au Mexique comme en Colombie, peu importe qu’un cartel tombe définitivement ou pas. Le trafic de drogue est devenu une hydre gigantesque. Chaque cartel en est une tête. A chaque encéphalogramme que les États-Unis décapitent, plusieurs autres repoussent aussitôt. La DEA peut détruire un cartel, et deux ou trois autres, plus petits, mais plus vicieux et plus violents, fleuriront sur les cendres de l’ancien. On ne recensait que deux cartels de la drogue au début des années 80 au Mexique. Il en existe désormais des dizaines, qui tuent chaque année des centaines de personnes pour quelques parts du lucratif marché de la drogue. Rien qu’en 2017, 28 711 personnes ont perdu la vie dans des violences liés au trafic de stupéfiants au Mexique.
Un marché lucratif
Reste alors à s’attaquer au consommateur, autre acteur majeur du trafic. Sans client pour acheter la cocaïne colombienne ou la marijuana mexicaine, le trafic de drogue n’existerait pas. Comme dans tout marché illégal, c’est la loi de l’offre et de la demande qui prime et qui fixe – en partie – les prix. Si la marijuana représentait, en 2009 aux États-Unis, 41 milliards de dollars de recettes et l’héroïne 27 milliards, c’est parce que les Américains sont les plus grands consommateurs de drogues au monde. On estime ainsi que le poids financier de la cocaïne aux États-Unis est équivalent à celui de toute l’Europe. Déjà, au début des années 70, bien avant l’opération Condor, la vente d’héroïne au détail atteignait un chiffre d’affaires annuel de 500 millions de dollars, rien que pour la mégapole de New-York. Quarante ans plus tard, en 2009, le ministre mexicain de la Sécurité publique estimait que le trafic de drogue aux États-Unis générait des gains annuels de 63 milliards de dollars. Un kilogramme de cocaïne se vend cinquante fois plus cher à New-York qu’en Colombie, là où il est fabriqué. De quoi rendre multimillionnaires les trafiquants à la tête des cartels. Malheureusement pour le gouvernement américain, c’est bien de leur côté de la frontière et non en Colombie ou au Mexique que se situe les consommateurs, et ils sont nombreux.
Tellement nombreux que la consommation de stupéfiants dans le pays est devenue un problème de santé publique. 71 000 personnes sont mortes d’overdoses en 2019 aux États-Unis, soit un mort toutes les sept minutes. L’arrivée de nouvelles drogues de synthèse en provenance d’Asie, comme le fentanyl, n’a fait qu’alourdir un bilan humain déjà catastrophique depuis plusieurs années. A l’automne 2017, Donald Trump a élevé la crise des opiacés au rang «d’urgence de santé publique». Un an plus tard, une loi est votée pour faciliter l’accès aux traitements de substitution et durcir les contrôles postaux pour freiner l’importation de fentanyl. Dans un élan d’intelligence collective, le Congrès a également débloqué plusieurs milliards de dollars pour aider les Etats à financer des services de désintoxication et de prévention. Mais les incohérences du gouvernement américain ne sont jamais loin. Pendant qu’il luttait contre les drogues et leurs effets néfastes sur la population, Donald Trump continuait en parallèle de combattre en justice l’Affordable Care Act (ACA), la réforme de la santé de Barack Obama. Or, d’après une étude publiée en 2017 dans la revue médicale Health Affairs, l’extension de Medicaid, l’assurance santé pour les plus modestes, l’une des mesures phares de l’ACA, a permis à 1,2 millions d’Américains toxicomanes de bénéficier d’une prise en charge de leur addiction. Donald Trump réitère les même erreurs que l’opération Condor. Il s’attaque directement aux drogues en essayant de couper les sources d’approvisionnement, mais ne pense pas aux toxicomanes qui alimentent la demande. Les soigner définitivement de leur addiction serait pourtant la solution la plus efficace pour réduire la consommation de drogues dans le pays. Limiter l’importation des drogues, sans réfléchir à des traitements de substitution pour les toxicomanes, ne fait que dévier les consommateurs d’un produit à un autre. C’est à peu près le même phénomène qui a engendré la crise des opiacés. Des personnes lambdas, mères de famille stressées, jeune sportif ambitieux ou cadre trentenaire soumis à la pression, commencent par prendre des antidouleurs, le plus souvent sur prescription médicale. Or, ces produits légaux contiennent des petites doses d’opium, la substance à la base de l’héroïne. Après plusieurs années de traitement, les médicaments prescrits n’ont plus d’effet sur le consommateur qui s’est accoutumé. Les plus accros se tournent alors vers les drogues dures, le plus souvent héroïne ou fentanyl, avec à l’arrivée des morts par overdose de plus en plus fréquentes.
La crise des opiacés a été élevée au rang “d’urgence de santé publique” par Donald Trump. Source : Pxhere.
Le consommateur est donc au coeur du problème de la drogue aux États-Unis. Et c’est en partant du consommateur qu’a débuté la guerre contre les drogues au tout début des années 70. Ce fut l’une des priorités de la nouvelle administration républicaine, arrivée au pouvoir en 1969. Dès juin 1971, le président Nixon qualifiait la toxicomanie «d’ennemi public numéro un». Nous étions alors aux prémices de la lutte contres les drogues. L’opération Condor n’avait pas encore eu lieu et la DEA n’allait être créée que deux ans plus tard. Avant de vouloir s’attaquer aux pays producteurs qui inondaient son territoire de substances illicites, le gouvernement devait s’occuper de l’addiction qui frappait des milliers de ses citoyens. En 1970, 170 personnes étaient mortes d’overdose rien qu’à New-York. Il était urgent d’agir. D’emblée, l’approche prohibitive est mise en avant comme la solution principale au problème de la drogue. En 1970, une nouvelle loi fédérale, le Comprehensive Drug Abuse Prevention and Control Act renforce la prohibition des substances psychotropes. Cette législation est la pierre fondatrice de la guerre contre les drogues. Elle vise alors à renforcer les contrôles autour de la distribution des stupéfiants, notamment sur prescription médicale. Les drogues sont classées en fonction de leur dangerosité et de celle-ci dépend la sévérité des sanctions. Le gouvernement tolère davantage les fumeurs de marijuana que les consommateurs d’héroïne.
Une guerre raciale qui ne dit pas son nom
Très vite, des doutes apparaissent pourtant sur les vraies motivations de cette croisade contre les stupéfiants. Et si Robert Nixon avait utilisé le problème de la drogue pour s’attaquer à certaines communautés gênantes pour les républicains ? Des chercheurs ont émis l’hypothèse que stigmatiser certaines substances et considérer leur consommation comme déviante aurait permis de diaboliser, déshumaniser et marginaliser les personnes qui en font l’usage. L’ancien assistant aux affaires internes du président Nixon, John Ehrlichman, en a fait l’aveu en 1994 : « Deux ennemis s’opposaient à la campagne de Nixon en 1968, et à son gouvernement par la suite : la gauche qui s’opposait à la guerre et la population noire. Vous comprenez ce que j’essaie de dire ? Nous savions qu’il était impossible de rendre illégal le fait d’être contre la guerre ou noir, mais en cherchant à influencer le public pour qu’il associe les hippies avec le cannabis et les noirs avec l’héroïne, puis en criminalisant fortement ces deux substances, nous pouvions déstabiliser ces deux communautés. Nous pouvions arrêter leurs meneurs, perquisitionner leurs maisons, interrompre leurs rassemblements, et décrédibiliser leurs causes soir après soir lors du journal télévisé. Est-ce qu’on savait qu’on mentait à propos des drogues ? Bien sûr qu’on le savait. » Avec sa croisade contre les drogues, Nixon a réussi à museler deux communautés importantes sans que l’on puisse l’accuser d’avoir enfreint la liberté d’expression si chère aux Américains.
Les Etats-Unis sont le premier pays en nombre de consommateurs de drogues. Source : Flickr/Vanessa Smith.
Si les premières lois antidrogue des années 70 ont criminalisé le trafic et la distribution de psychotropes, ce n’est que quinze ans plus tard que cette guerre va se traduire par une explosion démographique en prison. En 1982, le nouveau président Ronald Reagan relance la guerre contre les drogues. En 1986, il fait voter au Congrès un «Anti-Drug Abuse Act» renforçant les pouvoirs fédéraux en matière de lutte et de prévention, étendant la liste des substances prohibées en intégrant les nouvelles drogues de synthèse émergentes (comme l’ecstasy). Cette nouvelle loi prévoit principalement des peines de prison systématiques dès qu’une personne est arrêtée en possession de différentes drogues, de la cocaïne au cannabis. La possession d’au moins un kilogramme d’héroïne ou de cinq kilogrammes de cocaïne devient punissable d’une peine de dix ans d’emprisonnement. Vendre cinq grammes de crack est désormais condamnable par une peine d’au moins cinq ans. En 1988, un amendement au «Anti-Drug Abuse Act» de 1986 ajoute aux substances prohibées la cocaïne pure. Elle devient ainsi la première drogue à être sanctionnée par une peine plancher pour sa simple possession. Ce durcissement de la législation vise principalement les communautés afro-américaines et hispaniques, dont beaucoup de membres dans les quartiers pauvres vivent de la vente de drogues. Désormais, la moindre infraction liée aux stupéfiants peut entraîner l’arrêt des aides sociales fédérales tout en faisant encourir au consommateur comme au dealer de lourdes peines de prison. Pour le docteur en histoire Alexandre Marchant : «La guerre à la drogue s’est alors métamorphosé en guerre contre les pauvres et les minorités ethniques, les deux catégories se recoupant bien souvent aux États-Unis. Ils deviennent les principales cibles d’un «état carcéral» : au cours de la décennie 1980, le nombre d’incarcération pour «drug offence» a augmenté de 126 % ; le nombre de personnes derrière les barreaux pour les «non violent drug law offences» est passé de 50 000 en 1980 à 400 000 en 1997. Les toxicomanes forment aujourd’hui 22 % de la population carcérale américaine, sur plus de 2 millions de détenus.» En octobre 2016, 46,2 % des prisonniers gérés par le Bureau fédéral des prisons avaient été condamnés dans le cadre de la lutte contre les stupéfiants.
Un bilan calamiteux
Il reste une catégorie de consommateur qui n’est que très rarement puni. Alors que la cocaïne est souvent considérée comme le pétrole blanc, qu’elle enrichit considérablement les groupes criminels que combat activement le gouvernement américain, les riches traders, banquiers et autres célébrités qui la consomment ne sont presque jamais arrêtés. L’explosion des incarcérations pour stupéfiants a touché les pauvres, majoritairement noirs ou latinos, mais les riches consommateurs de cocaïne, majoritairement blanc, n’ont jamais vraiment été inquiété par les autorités. A la base de cette injustice, le gouvernement a fait une distinction entre le crack et la cocaïne en poudre, qui sont deux stades de transformation du même produit – la coca. Mais le crack a toujours été mentionné comme un problème des Noirs et a donc été davantage pénalisé que la cocaïne en poudre. Le meilleur pour en parler reste encore Jay-Z, lui-même ancien dealer : “La police de New York a lancé des raids sur nos quartiers de Brooklyn, mais les banquiers de Manhattan consommaient ouvertement de la coke en toute impunité”. C’est un fait, la population noire connaît des niveaux d’incarcération cinq fois plus élevés que la population blanche, et la moitié de ces incarcérations concerne des crimes liés aux drogues. Un groupe d’experts sur les personnes d’ascendance africaine mandaté par les Nations unies a d’ailleurs constaté que « la guerre contre les drogues a su fonctionner bien plus efficacement en tant que système de contrôle racial qu’en tant que mécanisme visant à combattre l’usage et le trafic de drogues illicites ». Ann Fordham, directrice de l’IDCP (International Drug Policy Consortium), poursuit cette analyse d’une guerre contre la drogue transformée en guerre raciale : «L’application des lois anti-drogue a mené à des incarcérations de masse, des arrestations et des détentions arbitraires, ainsi qu’à un déferlement dévastateur de violences policières qui ont disproportionnellement affecté les personnes racisées à travers le monde. Ces différentes formes de répression visaient l’élimination du commerce illégal des drogues. Pourtant, année après année, les statistiques des Nations Unies font état d’un marché international robuste, florissant et diversifié».
Si la marijuana a été légalisée dans une dizaine d’Etats, la possession, la vente et la consommation de cocaïne est encore sévèrement réprimée. Source : Pixabay/stevepb.
Cinquante ans après avoir déclaré les drogues comme l’ennemi public numéro un, le bilan de la «war on drugs» est calamiteux. Les morts par overdose ne cessent d’augmenter. L’argent coule à flots chez les cartels mexicains, malgré quelques arrestations importantes ces dernières années. La violence, les meurtres et les disparitions que ce soit dans les rues de Los Angeles, dans la campagne mexicaine ou le long de la frontière sont en train d’exploser avec l’arrivée des micro cartels. Des milliers de pauvres purgent de lourdes peines de prison pour la possession de quelques grammes de cannabis ou de cocaïne. Face à ce désastre organisé, quelles solutions restent-ils aux États-Unis pour enfin éradiquer ce fléau ? En 2012, le Colorado et Washington étaient les premiers États à légaliser le cannabis après plusieurs décennies de prohibition acharnée. Très vite, une dizaine d’autres Etats a suivi l’exemple réussi du Colorado (la distribution y générait 18 000 emplois à temps plein en 2015 pour un chiffre d’affaires de 2,4 milliards de dollars, dont 121 millions de taxes pour les collectivités). Fin 2016, le cannabis était autorisé partiellement ou entièrement dans trente États sur cinquante, et plus de la moitié de la population américaine en consommait. Les premières conclusions ne se sont pas fait attendre. Outre la manne financière importante, la criminalité a également baissé de 13 % et les homicides liés aux drogues de 41 % dans les Etats où le cannabis récréatif a été légalisé. Une victoire de courte durée pour le gouvernement. Avec la légalisation de la marijuana, des entrepreneurs américains ont commencé à produire pour leur marché intérieur. Les cartels mexicains ont subi de plein fouet cette concurrence inattendue. D’autant plus que bien vite, le cannabis américain s’est révélé de meilleur qualité que son homologue mexicain. Les trafiquants ont donc dû s’adapter : ils se sont mis à l’héroïne, qui afflue de plus en plus aux États-Unis. «Plus que les cartels, ce sont donc les petits paysans fournisseurs qui sont affectés», explique le journaliste John Burnett. «Depuis quelques années, ces petits producteurs –qui cultivent aussi des produits agricoles légaux– se sont donc mis à planter du pavot (le principal ingrédient de l’héroïne) pour s’adapter à la demande du marché», rapporte le Washington Post. Selon Adolfo Dominguez, un officier militaire en poste dans le Sinaloa interrogé par les journalistes Xavier Deleu et Stéphanie Loridon : «La culture du pavot a déjà dépassé celle de la marijuana dans une proportion de “trois pour un”». Comme pour la problématique du consommateur, légaliser une drogue ne fait pas disparaître les cartels. Elles les détournent vers d’autres produits, plus néfastes et mortels.
Dépénaliser pour mieux soigner ?
Pour certains militants, c’est le signe qu’il est enfin temps de légaliser toutes les drogues. L’histoire récente de la lutte contre les stupéfiants nous le prouve : la prohibition ne fait qu’aggraver la situation. Imaginer les États-Unis sans drogue est aussi illusoire et vain que de les imaginer sans alcool dans les années 20. Les chiffres parlent d’eux-même : 100 000 personnes sont décédées au Mexique depuis que le pays a déclaré la guerre aux cartels en 2006, tandis que 168 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause des stupéfiants. La production et la consommation continuent pourtant à augmenter. Ancien procureur en Suisse, Dick Marty a eu à instruire de nombreuses affaires de stupéfiants. Il explique l’inefficacité de la guerre contre les drogues par son existence-même : «Le modèle actuel de la prohibition a échoué. Non seulement la drogue est disponible partout, mais cette politique entretient le crime organisé et la corruption aux plus hauts niveaux. Ces substances valent peu, c’est leur interdiction qui fait enfler leur prix sur le marché. Les réseaux mafieux ainsi alimentés représentent pour les démocraties occidentales une menace bien plus importante que le terrorisme. […] Le système actuel est basé sur une hypocrisie. On criminalise le cannabis alors que d’autres substances bien plus addictives telles que la benzodiazépine sont disponibles en pharmacie.»
Le Portugal est le premier pays au monde à avoir légaliser toutes les drogues. Source : Pxhere.
Face à un système malade, il est urgent de trouver une alternative à la répression, qui provoque plus de dégâts qu’elle n’en évite. La dépénalisation de toutes les drogues apparaît comme la solution la plus efficace. C’est en tout cas la voie qu’a pris le Portugal au début des années 2000. Depuis 2000, le pays lusophone a dépénalisé l’achat, la détention et l’usage de stupéfiants pour la consommation individuelle. Le trafic reste toutefois interdit, mais les consommateurs de drogues sont désormais considérés comme des malades plutôt que des criminels. Un an plus tard, le système de santé public a commencé à prendre en charge gratuitement les toxicomanes. L’expérience s’est révélé être un véritable succès. Aujourd’hui, le Portugal compte 50 000 héroïnomanes, soit deux fois moins qu’en 1999. Le taux de décès liés à la drogue a chuté. Il est désormais cinq fois plus faible que la moyenne de l’Union européenne. Depuis cette première avancée, une douzaine de pays ont suivi le pas. Certains ont totalement dépénalisé les drogues, d’autres continuent de maintenir de légères sanctions administratives, mais tous ces pays s’accordent surtout pour considérer les toxicomanes comme des malades, qu’il faut avant tout soigner. C’est cette vision sociale qu’il manque aujourd’hui aux États-Unis pour mieux comprendre et appréhender le problème de la drogue. Les Américains sont-ils prêt à prendre le chemin de la dépénalisation pour réduire la consommation de sa population ? Rien n’est moins sûr. Une chose paraît néanmoins certaine : tant que le plus grand consommateur de drogues au monde continuera d’opter pour une approche répressive, la violence ne cessera pas.
Le W
Pour aller plus loin : La drogue, un outil géopolitique
En apparence, les États-Unis mènent une guerre sans concession contre les drogues. Mais dans les faits, la realpolitik nécessite des ajustements idéologiques, même sur des sujets aussi importants que les stupéfiants. C’est ainsi que la CIA s’est retrouvé impliqué dans plusieurs trafics de drogue. Pendant la guerre du Vietnam, l’agence finançait par le trafic d’opium les opérations militaires au Laos, menées par la guérilla des Hmong. En Amérique latine, la DEA reçu pour instructions de la CIA de ne pas perturber le trafic de cocaïne entre la Bolivie et l’Amérique centrale, qui contribuait au financement des Contras (paramilitaires anticommunistes du Nicaragua). L’agence alla même encore plus loin puisqu’elle n’hésitait pas à travailler directement avec certains cartels de la drogue mexicain. Dans un rapport du 13 avril 1989, le Comité du Sénat des affaires étrangères précisait : « Les activités des Contras incluent des paiements aux trafiquants de drogue par le Département d’État des États-Unis, autorisés par le Congrès en tant qu’aide humanitaire, dans certains cas après l’inculpation de trafiquants par des agences fédérales, dans d’autres pendant que les trafiquants étaient sous enquête par ces mêmes agences. » Il existe de nombreux autres exemples de soutien des services secrets à des organisation criminelles liés aux stupéfiants. A chaque fois, des objectifs géopolitiques passent avant la lutte contre les drogues. Ces arrangements avec la doctrine officielle ont continué à se développer dans les années 80, quand l’administration Reagan a essayé de renverser le gouvernement sandiniste du Nicaragua. Comme l’explique en détails un documentaire d’History Channel : «Les avions qui apportaient secrètement des armes aux contras rapportaient au retour de la cocaïne aux États-Unis, à nouveau sous la protection des forces de l’ordre américaines par la CIA.» Plus récemment, c’est en Afghanistan que des doutes ont été émis. Les États-Unis ont installé Hamid Karzai comme président alors que son frère, Wali, était sur les listes de paie de la CIA et simultanément, l’un des plus gros trafiquants d’opium du pays. Or, l’opium est à la base de l’héroïne, dont 90 % de la production mondiale provient de l’Afghanistan.
L’Afghanistan est l’un des plus gros producteurs d’héroïne au monde, grâce à ses vastes champs de pavots. Source : LibreShot/Martin Vorel.
Si la drogue peut-être une monnaie d’échange pour les États-Unis et ses services secrets, elle peut aussi servir sa diplomatie. Pendant la période de détente de la guerre froide, la «drug diplomacy» était une nouvelle manière de redéployer et d’étendre l’influence américaine dans le monde. Les antennes de la DEA se multiplient partout sur le globe, de l’arrière cour sud-américaine au Moyen-Orient. La pause est de courte durée. A l’orée des années 1980, le nouveau président Ronald Reagan relance la war on drugs en pointant le laxisme de la précédente administration. Sur le plan international, son successeur, le président George Bush, reprend les interventions militaires ponctuelles dans l’arc andin. L’Amérique centrale est également dans le viseur. L’opération Juste Cause est déclenchée au Panama contre le général Manuel Noriega, ancien allié des États-Unis désormais accusé de trafic de drogue. «Avant la guerre au terrorisme, la guerre à la drogue a donc bien failli être le nouvel axe de la politique étrangère américaine au sortir de la guerre froide», résume Alexandre Marchant, docteur en Histoire à l’ENS. Une analyse confirmée par Alain Labrousse qui explique dans son ouvrage Géopolitique des drogues, que les États-Unis sont la seule grande puissance à utiliser systématiquement la guerre contre les drogues comme outil de leur interventionnisme.
Depuis 1986, le gouvernement a mis en place un processus de «décertification» qui consiste chaque année à établir une liste de pays auxquels ils bloquent tous les crédits au sein des organismes financiers internationaux s’ils se sont «mal conduits» dans la lutte antidrogue. Une quinzaine de pays devraient se trouver sur cette liste, pourtant les États-Unis ne notent que quatre ou cinq noms chaque année. En réalité, l’inscription sur cette liste noire en révèle plus sur les intentions géopolitiques des États-Unis que sur les efforts en matière de lutte antidrogue de certains pays. L’Iran s’est ainsi retrouvé «décertifié» pendant presque toute la décennie 1990, alors que le pays faisait d’énormes efforts pour intercepter les convois de trafiquants en provenance d’Afghanistan et qu’il a perdu plus de 3 000 hommes en quinze ans dans la lutte contre les stupéfiants. Mais quand l’Iran a mis en oeuvre une politique de réforme sous la direction de Khatami, alors les États-Unis les ont supprimé de la liste. Quand Alain Labrousse, spécialiste français du trafic international, a demandé à un haut responsable du Département d’Etat pourquoi l’Iran était décertifié, la réponse fut sans équivoque : «Parce que c’est un État terroriste.» Certains pays bénéficient à contrario de la clémence de l’Oncle Sam. C’est le cas du Mexique, pourtant haut-lieu du trafic de drogue international, et notamment vers les États-Unis. Bien qu’il soit l’un des pays les plus institutionnellement corrompu dans le domaine des drogues, jusqu’aux dernières élections du moins, il n’a jamais été «décertifié», ni menacé de l’être. Dixième puissance mondiale, il joue un rôle fondamental pour les États-Unis dans le cadre du marché nord-américain (Alena). C’est pourquoi ils ne se sont jamais trop attardé sur la corruption notoire des dirigeants politiques mexicains. Selon l’utilité ou le pouvoir de nuisance des pays, le gouvernement fédéral adapte sa politique antidrogue. Une énième preuve de la place qu’ont pris les drogues dans la politique internationale.