Combattre ou jouer, le dilemme des joueurs NBA
Combattre ou jouer, le dilemme des joueurs NBA

Combattre ou jouer, le dilemme des joueurs NBA

Une fois de plus, les États-Unis se retrouvent confrontés au vieux démon de leur racisme institutionnel. Depuis le 25 mai et la mort de George Floyd suite à un contrôle policier, les manifestations contre le racisme et les violences policières sont quotidiennes. C’est dans ce contexte de lutte pour l’égalité des personnes que la NBA planche sur un retour de ses joueurs sur les parquets pour cet été. Alors que de nombreuses stars de la grande Ligue ont été aperçus dans les rassemblements, la reprise de la saison aidera-t-elle la lutte des minorités ou accélérera-t-elle le retour à une situation inégalitaire ?

C’est l’histoire du péché originel des États-Unis d’Amérique. Celle d’une nation qui s’est construite sur deux crimes de masse : l’extermination des autochtones et l’esclavage. Cette genèse, et ses conséquences sur les institutions américaines (ségrégation légale hier, discrimination illégale, mais toujours présente, aujourd’hui), toutes les personnes afro-américaines y ont été confrontées un jour. Ce n’est pas la famille de George Floyd, cet homme noir tué par un policier blanc du Minnesota suite à un contrôle, le 25 mai dernier, qui nous contredira. Pas plus que Sterling Brown, ce remplaçant de la franchise NBA des Milwaukee Bucks. Le jeune arrière a beau être un sportif professionnel gagnant plusieurs centaines de milliers de dollars par an, il n’en reste pas moins un noir aux yeux des institutions américaines. C’est d’ailleurs probablement à cause de sa couleur de peau que Sterling Brown s’est retrouvé neutralisé avec un taser lors d’une simple arrestation pour mauvais stationnement en janvier 2018. Depuis, le joueur a porté plainte pour “arrestation illicite” et “usage excessif de la force” et a refusé une offre de dédommagement de 400 000 dollars de la ville de Milwaukee.

C’est dans ce contexte social tendu qu’évolue la NBA depuis sa création. Déjà, à l’époque de la ségrégation et alors que le basket américain a toujours attiré beaucoup de jeunes noirs, les joueurs professionnels subissaient la discrimination de certains restaurateurs et hôteliers, qui leur refusaient l’entrée à cause de leur couleur de peau. Si l’on remonte l’histoire de quelques années, la trace des afro-américains dans le basket pro disparaît tout simplement. Jusqu’en 1950, les ligues professionnelles de basket étaient interdites aux noirs. Il est pourtant indéniable que la NBA a beaucoup oeuvré au changement des mentalités, que ce soit par la médiatisation de joueurs noirs  (Wilt Chamberlain, Elgin Baylor, Bill Russell, etc) dans les années 60, alors que la ségrégation existait encore ou la mise en valeur des compétences de certains coachs afro-américains (Bill Russell à nouveau). Alors que près de 80 % des joueurs actuels de la ligue sont noirs, la NBA se devait d’afficher une position ferme sur la problématique du racisme. Ce fut le cas dès les premiers jours de mobilisation, à travers des communiqués de la grande ligue et des différentes franchises (à l’exception notable des Spurs de San Antonio et des New-York Knicks, ces derniers étant même interdit par leur propriétaire de faire une déclaration publique sur le sujet). La Ligue encourage également les joueurs à s’engager et à faire entendre leur voix. Et ces derniers ne se sont pas fait prier pour exprimer leur indignation et leur lassitude quant à la manière dont est traité la communauté afro-américaine. On a ainsi vu Michael Jordan débourser 100 millions de dollars de sa poche pour les donner à différentes organisations et Ja Morant, la star montante des Grizzlies, réclamer le retrait d’une statue confédéré dans la ville de son ancienne université. Les joueurs ont également été nombreux à descendre dans les rues et à participer aux manifestations. Stephen Curry, double MVP (Most valuable player, meilleur joueur de la ligue) et son acolyte Klay Thompson, ont été aperçus dans les rassemblements d’Oakland tandis que Malcolm Brogdon et Jaylen Brown participaient aux protestations à Atlanta. Ce dernier n’a pas hésité à faire 15 h de route depuis Boston pour être présent aux côtés des siens. La NBA elle-même a proposé plusieurs discussions sur le racisme entre joueurs, commentateurs et personnalités diverses, sur son compte instagram. Elle n’a pas hésité non plus à relayer les messages de ses joueurs stars, dont ceux de son joyau ultime, Lebron James.

Lebron James, businessman philanthrope

Le cas de Lebron, un des meilleurs joueurs de l’histoire du basket américain, est emblématique de la manière dont la NBA lutte contre le racisme et les discriminations. Athlète hors-norme et sur-médiatisé, Lebron a énormément fait pour sa communauté. Depuis ses débuts professionnels en 2003, le natif d’Akron (Ohio) a donné des sommes considérables pour construire des écoles, des centres sportifs ou pour financer des programmes d’aides sociales. Et Lebron ne s’arrête pas à l’aspect financier. Peu de sportifs en activité peuvent se targuer d’avoir donné autant de leur temps pour aider les plus démunis et les jeunes des quartiers populaires. L’ailier des Lakers est aussi un activiste politique, engagé aux côtés de certains leaders démocrates, qui essaye de faire changer pour le mieux la société américaine. Ce n’est qu’une juste vérité de rappeler que Lebron a plus fait pour aider les siens que n’importe quel autre joueur actuel. Sa médiatisation extraordinaire et son compte en banque faramineux le facilitent indéniablement dans cette tâche, mais la volonté de l’homme est incontestable et louable.

Mais Lebron James est aussi un businessman redoutable à l’ambition sans limites. Son objectif financier à court terme n’est rien de moins que de devenir le premier sportif à devenir milliardaire pendant sa carrière. La star des Lakers est plutôt bien partie puisqu’il a déjà gagné 272 millions de dollars rien qu’avec ses salaires (300 millions de dollars en tenant compte de l’inflation). Il devrait même approcher les 400 millions de gains en carrière à la fin de son contrat avec les Angelinos. Mais pour atteindre ce graal du milliard, Lebron l’a compris depuis longtemps, il ne pourra pas se limiter à ses faramineux salaires et il va devoir investir. Comme tout sportif ultra-médiatisé, Lebron dispose de contrats publicitaires qui lui rapportent gros. Pour gérer ces revenus annexes et investir intelligemment, Lebron a su s’entourer d’un homme d’affaires brillant, Maverick Carter. Amis depuis l’époque du lycée, les deux compères ont créé plusieurs entreprises ensemble, dont la célèbre boîte de production SpringHill Entertainment. L’envie de Lebron d’investir dans les médias est sans aucun doute une des raisons qui l’a poussé à rejoindre Los Angeles à l’intersaison 2018.

Lebron James a donc deux faces, qui se complètent et s’aident mutuellement. Son ambition débordante le pousse à gagner toujours plus d’argent et de médiatisation, ce qui lui permet ensuite d’aider sa communauté, par le financement d’infrastructures et de programmes sociaux ou à travers la mise en valeur dans les médias de certains problèmes de société qui lui sont chers. Mais chaque médaille a son revers, et le statut de Lebron l’oblige à travailler main dans la main avec la NBA, une ligue gouvernée par l’argent et par ses propriétaires de franchises majoritairement blancs. Un exemple récent – à prendre avec des pincettes, car il ne concernait pas la communauté noire – nous montre que Lebron James est un joueur tiraillé entre ses envies de justice et sa loyauté envers son employeur. Habitué à défendre les opprimés dans son pays, Lebron a déçu du monde lorsqu’il a affirmé que Daryl Morey, le dirigeant des Houston Rockets était sans doute “mal informé” et “pas assez éduqué” pour s’exprimer sur le sujet des protestations à Hong Kong. Quelques jours auparavant, Daryl Morey avait exprimé dans un tweet son soutien pour les manifestants. Une simple déclaration qui avait provoqué l’ire de la Chine, un des marchés les plus prometteurs pour la NBA. Le scandale avait même obligé les dirigeants de la Ligue et l’auteur des propos à s’excuser auprès de la Chine. Au milieu de cet imbroglio, les journalistes et commentateurs du jeu avaient logiquement mis Lebron James face à ces contradictions. Alors qu’il est le premier à défendre la liberté d’expression aux États-Unis, il n’a pas hésité à prendre le parti d’une dictature lorsque les intérêts de son employeur étaient menacés. Face au tollé provoqué par sa première réaction, Lebron a tenté de se rattraper avec deux tweets, au risque d’aggraver sa situation : “Permettez-moi de clarifier mes propos. Je ne crois pas qu’il y ait eu la moindre attention portée aux conséquences de ce tweet (celui de Daryl Morey, ndlr). Je ne parle pas du fond, je laisse cela à d’autres. Mon équipe et ce championnat viennent de traverser une semaine particulièrement difficile. Je pense que les gens doivent réaliser ce qu’un tweet ou une déclaration peuvent provoquer pour d’autres personnes. Et je crois que personne, dans ce cas, n’a pensé à s’arrêter ou à réfléchir aux conséquences pour les autres. Il aurait pu attendre une semaine pour envoyer son tweet.

80 % de joueurs noirs, mais un seul propriétaire

De là à penser que Lebron James est un joueur pragmatique obnubilé par ses affaires, qui fait passer l’argent avant les droits des personnes, il y a un gouffre que l’on ne s’autorisera pas à franchir. Mais la situation de la NBA est plus ambiguë. Celle-ci est en effet principalement au service des riches milliardaires blancs qui possèdent ses franchises. Une seule équipe est possédée par un homme noir, Michael Jordan, qui est d’ailleurs le seul propriétaire à avoir fait un don substantiel aux mouvements qui organisent la lutte pour les droits des afro-américains. A l’inverse, 80 % de ses joueurs sont noirs. La NBA, par obligation autant que par sens moral, a soutenu les mouvements sociaux et encouragé ses joueurs à faire entendre leurs voix. Mais passé les messages de soutiens, que peut faire de plus la NBA pour faire changer les choses durablement ? Et le veut-elle vraiment ? Est-elle prête à sacrifier une partie de ses revenus pour une cause plus grande qu’elle ? Il est permis d’en douter alors ses dirigeants planchent depuis plusieurs semaines sur une reprise de la saison pour cet été. Peut-on continuer de lutter efficacement pour ses droits tout en jouant au basket ? Dans ce moment crucial pour les droits des noirs aux États-Unis, suffit-il de peindre le slogan “Black Lives Matter” sur les parquets pour aider la communauté ?  Deux camps se divisent sur la question, et si la majorité pense que cela est possible, voir nécessaire, certaines voix discordantes commencent à se faire entendre pour dénoncer ce choix de revenir au jeu alors que se joue un combat historique pour les droits des afro-américains aux États-Unis.

Ironie de l’histoire, les deux camps sont portés par deux anciens coéquipiers, Lebron James et Kyrie Irving. Pour le King et de nombreux autres joueurs de la ligue, il est tout à fait possible, voir bénéfique, de reprendre la saison tout en continuant à lutter. Comme l’a expliqué Austin Rivers sur les réseaux sociaux, reprendre le jeu permettra aux joueurs de gagner de l’argent, qui pourra ensuite être reversé à des associations et être utilisé pour combattre le racisme et la discrimination aux États-Unis. Reprendre le jeu n’empêchera pas non plus les joueurs de transmettre des messages, que ce soit sur les réseaux sociaux comme ils le font déjà ou directement sur leurs maillots avant les matchs – il est difficile, principalement pour des raisons liées aux sponsors, d’imaginer les franchises modifier leur maillot pour y inscrire des messages de soutien. Cette solution est aussi privilégiée par beaucoup de joueurs remplaçants, dont les contrats ne sont pas aussi faramineux que ceux de Lebron James et qui ont besoin de cet argent pour faire vivre leur famille. D’autres sont sur la sellette et doivent jouer cet été pour prouver aux franchises qu’ils ont leur place dans la ligue et recevoir des propositions de contrats à l’intersaison. Il ne faudrait pas non plus négliger l’impact sur la carrière des joueurs s’ils décidaient de ne pas jouer. On peut difficilement demander à un joueur comme Lebron James de faire l’impasse sur sa carrière et ce à quoi il a dédié sa vie. Tout le monde n’a pas la volonté et le courage de poser le genou à terre comme Colin Kaepernick ou Mohamed Ali. Avec leur geste emblématique, le quaterback de San Francisco et le boxeur étaient devenus les icônes d’une communauté, symbole du militantisme noir et de la paix. Lebron James, quant à lui, est déjà une icône dans sa communauté et n’a rien à prouver en refusant de jouer.

Une distraction pour les manifestants

On peut pourtant se demander si rejouer n’aurait pas un effet nuisible sur la lutte. C’est en tout cas ce que pense Kyrie Irving. Le meneur des Nets ne partage pas l’avis de ses collègues, et avec quelques autres joueurs, il s’est indigné que l’on veuille reprendre le basket dans un tel contexte. Pour eux, le jeu est un divertissement qui ne fera que détourner les gens du combat social. Leur logique est simple : si le basket, l’un des sports les plus suivis aux États-Unis, reprend, une part non-négligeable des manifestants risque de s’éloigner du mouvement et de rester chez eux pour regarder les matchs. C’est ce que craint notamment Dwight Howard, l’un des coéquipiers de Lebron aux Lakers : “Je suis d’accord avec Kyrie (Irving). Le basket, ou toute forme de divertissement, n’est pas nécessaire en ce moment, et ne sera qu’une distraction. Bien sûr, cela ne nous distraira peut-être pas, nous les joueurs, mais nous avons des ressources à notre portée que la majorité de notre communauté n’a pas. Et la moindre distraction, pour eux, peut déclencher un effet de ruissellement qui ne s’arrêtera peut-être jamais.” Kyrie Irving, Dwight Howard, Avery Bradley ou encore Lou Williams pensent donc qu’il est préférable que la NBA continue sa pause pour le moment, permettant ainsi aux joueurs qui le souhaitent d’aller manifester ou d’entreprendre d’autres actions. Il est certain en effet que n’importe quelle action ou message relayé par la NBA pendant des matchs à huis-clos aura beaucoup moins de poids que de voir des joueurs professionnels, payés plusieurs millions de dollars par saison, descendre dans la rue et manifester pour leurs droits comme des millions de leurs concitoyens. Et quand bien même, certains joueurs voudrait continuer la lutte à distance, auront-ils assez de temps et d’énergie pour se concentrer à la fois sur les playoffs et sur la lutte sociale ? Il est permis d’en douter, même pour des joueurs aussi impliqués dans le combat que Lebron James. Qui croit sérieusement qu’il pourra peser véritablement dans la lutte sociale si la saison reprend, alors qu’il a pris l’habitude depuis plusieurs années d’enclencher le mode “zero dark thirty” à l’approche des playoffs. Le joueur se coupe ainsi de tous ses réseaux sociaux et se retrouve dans une bulle d’extrême concentration pendant deux mois et demi. Un état d’esprit difficilement compatible avec la poursuite du combat contre les violences policières et racistes.

Rêvons juste un instant. Imaginons que les joueurs refusent de reprendre la saison et acceptent donc de s’asseoir sur plusieurs millions de dollars de salaire et de droits TV. Une action aussi forte serait forcément médiatisée et donnerait encore plus de poids à la lutte. Bien sûr, ce n’est pas du tout dans l’intérêt de la ligue et de ses propriétaires de franchises blancs déconnectés de la cause. Leur seule motivation reste financière et c’est pour l’argent qu’ils ont l’intention de reprendre la saison 2019-2020 cet été avant d’enchaîner par la saison 2020-2021 dès décembre. Les fans et les joueurs auraient très bien pu comprendre et accepter que la ligue annule la saison en cours, face aux risques amenés par le coronavirus et alors que l’Amérique se déchire. Mais la NBA, principalement pour des raisons de droits TV, a préféré reprendre et terminer cette saison 2020. Pourtant, ce message extrêmement puissant est peut-être ce dont a besoin Black Lives Matter pour devenir plus fort et obtenir satisfaction sur certaines de ses revendications. On l’a déjà vu à de nombreuses reprises, l’establishment déteste quand les joueurs sortent du cadre de leur sport. Après la journaliste de Fox News qui avait exhorté Lebron à simplement dribbler et se taire, c’est cette fois au tour d’ESPN, l’un des plus grands médias sportifs aux États-unis, à s’indigner qu’un joueur comme Kyrie Irving remette en cause la reprise de la saison. Dans les articles rapportant la discussion qu’avait eu le meneur avec d’autres joueurs au sujet d’une non-reprise de la saison, le média appartenant au groupe Disney (lequel doit accueillir dans ces infrastructures d’Orlando la reprise de la saison) avait fait passer Irving pour un fauteur de troubles malavisé.

Au pays de l’argent roi, où l’on ne jure que par la richesse, les billets verts effacent la couleur de peau. C’est pourquoi les dons d’argent aux mouvements sociaux ne sont pas la solution ultime. L’argent est utile à la lutte mais il n’est pas tout-puissant. L’argent ne change pas les mentalités. L’argent ne change pas les institutions. Ce dont ont besoin les mouvements comme Black Lives Matter pour peser davantage, ce n’est pas quelques millions de dollars de plus de la part des joueurs NBA, mais d’actions et de messages forts. Il est temps de passer à la vitesse supérieure. Pour le moment, les rares joueurs qui ont refusé de rejouer cet été l’ont fait par peur des blessures ou des risques liés au coronavirus. Personne n’a encore eu le courage de refuser la reprise par soutien aux mouvements de lutte pour les droits des afro-américains. Kyrie Irving, le chef de file des opposants à cette reprise, a d’ors et déjà fait savoir qu’il souhaitait engager une discussion globale avec les joueurs de la ligue, mais qu’il ne refuserait pas de jouer personnellement si la majorité des sportifs souhaitent reprendre. Mais qui croit sincèrement que les choses changeront si les joueurs se contentent de donner un peu de leur salaire ? La communauté a besoin d’actions courageuses et créatives de la part de ses icônes sportives. Refuser de reprendre la saison, c’est lutter efficacement contre le racisme et les violences policières, et c’est peut-être tout simplement ce dont a besoin la communauté noire aux États-Unis.

Le W

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