Le digital plus fort que les états ?                                               Quand les géants du numérique deviennent souverains
Le digital plus fort que les états ? Quand les géants du numérique deviennent souverains

Le digital plus fort que les états ? Quand les géants du numérique deviennent souverains

La digitalisation des sociétés a apporté son lot de changements dans les vies de chacun. Une révolution qui permet plus d’interactions avec le reste du monde, plus d’accès à la connaissance et au savoir, de nouvelles opportunités et manières de travailler. Dans le meilleur comme dans le pire, la liste des bouleversements est longue. Cependant, les mutations ne sont pas réservés aux citoyens. Face au secteur du numérique, les nations connaissent aujourd’hui un tiraillement identitaire. L’émergence des puissances technologiques américaines, chinoises et russes amène à se questionner sur ce qu’est la souveraineté à l’ère d’Internet.

Parler d’entreprises numériques revient souvent à dialoguer en sigles. Outre-Atlantique, on trouve les GAFAM, un acronyme pour désigner les cinq géants américains, Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft. La presse anglo-saxonne lui préfère l’acronyme FAANG, Netflix vient y  remplacer Microsoft. Les acteurs arrivés sur le devant de la scène plus récemment, comme Netflix, Airbnb, Tesla et Uber, sont eux regroupés derrière le terme NATU. L’Empire du Milieu n’est pas en reste avec les BATX en l’honneur de ses champions Baidu, Alibab, Tencent et Xiaomi. Tous ces acteurs ont pris un rôle nouveau dans nos sociétés. Ils sont essentiels dans l’organisation de la société et le fonctionnement de l’économie. Sur certains points, les acteurs du numériques sont mêmes devenus aussi puissant que des états.

Les GAFAM sont aujourd’hui en charge de prérogatives étatiques majeures. Le constat est le même pour les BATX, voir encore plus fort, tant leurs applications ont parfaitement intégré la vie des administrés de Beijing. La proximité entre le gouvernement de Xi Ji Ping et les BATX est telle qu’il ne fait aucun doute que ces entreprises assurent des missions étatiques.

 

GAFAM et pouvoirs modernes

Quel élément est plus central dans la souveraineté économique d’une nation, ou d’un espace économique, que la monnaie ? Partout à travers le monde, des banques centrales sont en charges des politiques monétaires. Pour faire simple, ces banques ont la mission de contrôler la quantité d’une monnaie en circulation, elles en « créent » ou en « détruisent » selon les besoins. Ces actions ont de lourdes conséquences économiques. La compétitivité des entreprises, l’endettement, les importations sont ainsi impactés par les variations monétaires.  La monnaie est un outil central pour les nations. Quel rapport avec les GAFAM ? Facebook, et de nombreux autres acteurs privés, développent une monnaie numérique appelée Libra. Ces dernières années, les acteurs financiers traditionnels avaient accueilli d’un mauvais œil le développement des cryptomonnaies. Ces monnaies, majoritairement utilisables sur Internet, s’autogèrent et n’appartiennent à personne. Hors des canaux monétaires traditionnels, ces monnaies se régulent  « algorithmiquement ». Par souci de simplification et de vulgarisation, il faut simplement retenir que la monnaie n’est pas gérée par une nation ou un groupe de nation, mais par des ordinateurs. Avec la Libra, Facebook va proposer une monnaie dont elle a définit les règles pour qu’elle se régule. La quantité d’argent en circulation est limitée et défini. Avec cet outil, l’entreprise de la baie de San Francisco et ses partenaires, offrent un moyen de payer, acheter, rémunérer sur Internet. La Libra sort du giron des états à la fois au niveau de la régulation et du droit. Avec ce projet, la monnaie n’est plus l’apanage des Etats. Facebook et tant d’autres rempliront bientôt cette fonction.

Les géants américains n’obtiendront pas la puissance des états seulement par la création de nouvelles monnaies. Mais force est de constater qu’ils ne s’arrêtent pas là. La pertinence et la justification d’une société résident dans sa capacité à en identifier ses membres. Sur le territoire français, c’est assez simple. Chaque citoyen a une carte nationale d’identité, un passeport ou les deux. Il est aisé de présenter son identité à l’aide de ces documents ou de leurs numéros. Ces outils, combinés à l’administration publique, rendent l’usurpation d’identité on ne peut plus difficile pour le commun des mortels. La donne est toute autre sur internet. Dans l’état actuel des choses, il n’existe pas de solution universelle pour garantir son identité sur Internet. Des initiatives autour de la technologie blockchain pourraient à l’avenir atténuer cette difficulté. L’un des seuls moyens de s’identifier reste de transmettre une copie de sa carte d’identité. Fortement contraignante, cette solution connaît ses limites. A l’aune des scandales de perte et de fuite de données, certains s’activent. La Poste et le gouvernement français proposent par exemple un outil permettant de renseigner son identité sans transmettre ce précieux document. Ces différentes réponses restent très marginalement utilisées et utilisables. C’est là que le bât blesse. La seule identité numérique universellement partagée provient des GAFAM. Les comptes Facebook et Google permettent de s’identifier sur de nombreux sites marchands, de divertissement et parfois même professionnels. La majorité des informations publiques que l’on peut connaître sur quelqu’un trouve sa source dans les réseaux sociaux américains. Dans un premier temps, lors de leur développement, les GAFAM n’ont pas lutté contre les pseudonymes et les fausses identités. Aujourd’hui, les géants technologiques perçoivent l’intérêt et la valeur stratégique de cette information. Au-delà des intérêts économiques et sécuritaires, Google et Facebook ont le rôle d’assurer une identité, réelle ou fictive, à une grande partie des actions réalisées sur le net. Une nouvelle action digne d’un état.

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Mark Zuckerberg dirigeant de demain ? Source : Annie Spratt / Unsplash

Toutes les entreprises que l’on regroupe sous le sigle de GAFAM permettent à d’autres de générer de la valeur économique et une activité professionnelle. Ils fournissent des outils, des opportunités, des marchés et des infrastructures pour développer son affaire. Les influenceurs se sont professionnalisés grâce à YouTube, Facebook, Instagram ou Twitch. Des entreprises se sont créées pour fournir des produits et des services sur Amazon ou Google. Apple et Microsoft procurent les logiciels et des ordinateurs qui organisent l’activité de nombreuses entreprises. Ces entreprises sont essentielles dans la création de valeur économique. L’économiste Richard Musgrave, dans son ouvrage The Theory of public finance, énonce les raisons qui justifient la présence d’un état régulateur. En 1959, il écrivait que l’état se légitimait par sa fonction d’allocations de ressources. Pour lui, « l’État effectue des dépenses pour entretenir son administration et pour financer des biens collectifs tels que l’activité de défense et les infrastructures routières ». Les géants technologiques assument parfaitement cette fonction. Les outils des GAFAM se sont transformés en quelque chose de plus grand qu’une simple solution technique. La place de certains acteurs du net est même devenue tellement forte qu’ils sont la porte d’entrée vers le reste du net. Bien que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche se multiplient, Google et Facebook restent un lieu de passage inévitable vers le web. En 2017, David Carr-Brown réalisait un reportage pour Arte intitulé « L’irrésistible ascension d’Amazon ».  Il s’entretenait avec Lina Khan, juriste experte en lutte anti monopolistique qui explique « il est plus simple de considérer Amazon non pas comme un magasin, mais comme une infrastructure. (…) Si vous êtes un fabricant ou un vendeur indépendant, vous devez passer par Amazon pour accéder au marché du XXIème siècle. Amazon est le chemin de fer du XXIème siècle ».  A l’ère moderne, Internet est aussi nécessaire que d’autres commodités comme l’électricité ou l’eau courante. Les géants du web contrôlent la porte d’entrée, mais aussi une grande partie des infrastructures physiques qui supportent la toile. Ils possèdent de nombreux serveurs où les données de chacun sont stockées ainsi que des câbles sous-marins qui relient l’Amérique à l’Europe et l’Asie. Utiliser Internet nécessite toujours plus l’aval de ces entreprises. Elles imposent des contraintes et des conventions à tous ceux qui utilisent leurs services. Elles peuvent même être gratifiées du statut d’institution économique. Douglass Cecil North, prix Nobel d’économie en 1993, a longtemps travaillé sur le sujet. En 1994, il les définissait comme des « contraintes établies par les hommes qui structurent les interactions humaines. Elles se composent de contraintes formelles, de contraintes informelles et des caractéristiques de leur application ». Une vision qui fait parfaitement écho au statut hégémonique des géants sur le web actuel.

 

Une technologie virale

La crise sanitaire du coronavirus a secoué de nombreuses institutions à travers le monde. Les états et les décisionnaires politiques ont particulièrement subi la contestation populaire. Des décisions douteuses sur fond de fake news ont eu raison de la crédibilité de beaucoup de gouvernement. Incompétence, inaction ou dépassé, certains observateurs ont été peu élogieux lorsqu’il fallait commenter l’action du gouvernement français. Des qualifications que l’on ne risque pas de retrouver dans le camp des FAANG. Les firmes américaines ont pris à cœur la mission qui leur était confiée. Comme un repère à suivre en ces temps difficiles, leur position semble même s’être renforcée avec la crise.

Pendant les 55 jours du confinement, l’ensemble des commerces non-essentiels ont été sommés de fermer leurs portes. Impossible de se ravitailler en marchandises non-nécessaires à la survie ? Pas vraiment. Une entreprise continue d’alimenter le monde en objets en tout genre. Son nom : Amazon. Le spécialiste de la vente sur internet redouble même d’intensité pour contenter la demande. Jean-Baptiste Malet a enquêté, pour La Revue Dessinée, sur la crise du COVID19 au sein du jouet de Jeff Bezos. « Chair à canon », derrière ce titre provocateur se cache la réalité au combien difficile des employés de l’Américain. Un syndicaliste italien d’Amazon confie que les entrepôts tournent à un régime fou, similaire aux périodes de fêtes. Le « pure player » a recours à des flots d’intérimaires pour alimenter sa chaîne de production. En dépit de l’obligation de fermer ses dépôts en France au 16 avril 2020 pour raison sanitaires, l’entreprise basée à Seattle à continué à approvisionner la France et le monde en biens par d’autres intermédiaires. Les consommateurs et les financiers semblent lui avoir accordé toute leur confiance tant la valorisation boursière et le chiffre d’affaires de l’entreprise ont crû. Sa valeur et la fortune de son PDG ont grimpé de près de 30 % depuis janvier 2020.

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Chez Amazon aucune pénurie n’est à prévoir en période de crise sanitaire. Source : John Cameron / Unsplash

Les gouvernements n’ont eu cesse d’intervenir médiatiquement pour donner la marche à suivre à la population. Conférences de presse, discours télévisés, interview, tout y est passé. Mais les messages ont pu être audibles et les consignes respectées en grande partie grâce aux réseaux sociaux. Une nouvelle fois, Facebook et Google ont montré leur importance. En tant que relais de l’information mais aussi moyen d’organiser la vie confinée, elles restent le moyen de communication privilégié par une grande partie de la population. Ajoutez Microsoft, Apple et Amazon Web Services et vous reformez l’équipe de choc des GAFAM prêtes à aider la société à travailler. Entre outils de télétravail, assistance technologie, serveurs professionnels et VPN, la ligue technologique a agi pour maintenir le monde en fonctionnement. Leur place et l’importance de leur action dans le maintien de la société sont non négligeables.  Peut-être que sans eux, tout se serait passé pareil. Mais ils ont su faire accepter l’idée qu’ils ont été présent. Communication ou action salvatrice ? Il est probablement encore trop tôt pour le savoir. Il est possible que ce soit un peu des deux.

Dans la suite de leur action, les géants technologiques ont contribué à faire subsister le loisir dans la société. Certains parleront de gestion de crise, d’autres emploierons le terme de simples futilités.  La mission de divertissement qu’ils ont remplie n’a laissé personne indifférent. YouTube, Amazon Prime, Apple, Netflix, Mixer, Twitch… Tous les acteurs du numérique ont été très sollicités pour divertir la population et rendre plus acceptables ces longs  moments d’enfermement. Aussi bien les créateurs que les plateformes ont répondu présent à l’appel. Certaines séries comme « The Last Dance » ont même été avancées pour faire patienter les confinés. Une annonce qui aura fait plaisir aux fans de basket les plus impatients. Un plaisir qui a peut-être disparu chez d’autres utilisateurs. La surexposition au streaming vidéo aura nécessairement créée des séquelles chez certains (Voir, « Netflix and feel bad »). Sublimée par les branches jeu-vidéo de certains, l’offre distraction des GAFAM était on ne peut plus complète. Secrètement, beaucoup de personnes isolées et enfermées doivent les remercier de les avoir aidées à tenir le coup.

Le débat de savoir qui a gagné la « bataille du COVID » reste ouverte. Dans l’état actuel des choses, il est impossible de tirer des conclusions sur la souveraineté post crise sanitaire.  Partout en France, émergent des discours sur l’hôpital public et la question cruciale de son financement national. Les fonctions régaliennes des états se sont montrées absolument élémentaires dans la résolution de la crise. Le paradigme sociétal libéral a été battu en friche par ces constats. Les états ont fait preuve d’autorité, les confinements, interdictions d’activité et régulations étant les bras armés de cette politique interventionniste. En face, les GAFAM ont mis en exergue leur utilité sociétale. Un pas de plus dans leur quête de pouvoir. Pour la journaliste Naomi Klein, le risque sanitaire est un argument que les géants vont avancer pour poursuivre la privatisation par les technologies des pouvoirs publics. Dans un article pour The Guardian, elle énonce que « au cœur de cette vision se trouve la transition parfaite du gouvernement vers une poignée de géants de la Silicon Valley – les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police et l’armée externalisant tous (à un coût élevé) nombre de leurs fonctions essentielles à des entreprises technologiques privées ». Selon elle, le coronavirus serait l’élément déclencheur de la prise de pouvoir des GAFAM. Elle termine son article sur cette idée « Pour eux [Bill Gates et Eric Schmidt, ndlr], et pour beaucoup d’autres dans la Silicon Valley, la pandémie est une occasion en or de recevoir non seulement la gratitude, mais aussi la déférence et le pouvoir qu’ils estiment avoir été injustement niés ».

« David contre GAFAM »

     Plus les années passent et plus les géants américains semblent prêts à malmener les états. Le point de bascule se situe peut-être en 2018. Cette année là, l’affaire Cambridge Analytica remue la planète entière. Cette entreprise, spécialisée dans le conseil en stratégie à partir d’analyse de données, a fortement influencé plusieurs processus démocratiques. La première accusation concerne le vote du Brexit au Royaume-Uni. L’entreprise, dirigée par Alexander Nix, est soupçonnée d’avoir utilisé des données privées de certains utilisateurs de Facebook pour leur présenter du contenu pro-brexit. Grâce à leur historique, les utilisateurs sont triés en profils. Ce sont les électeurs susceptibles de faire basculer les élections  du côté du client qui sont visés. L’équipe de campagne de Donald Trump aurait également collaboré avec l’entreprise. Certains Américains indécis auraient reçu du contenu sponsorisé de propagande pro-arme, des fake news sur la proximité d’Hillary Clinton avec des lobby ou des fausse statistiques ethniques pour qu’ils fassent pencher la balance du côté républicain. En 2019, Netflix a réalisé un documentaire sur l’affaire. Intitulé « The Great Hack », ce reportage montre les rouages de ces élections. Loin du contexte occidentale, Netflix nous plonge également dans un cas, bien moins médiatisé, en Inde. Les consultants digitaux auraient alimenté une opposition ethnique à coup de fake news. D’un côté, ils mettent en avant du contenu haineux pour inciter une ethnie à voter. De l’autre, Cambridge Analytica médiatise des mouvements abstentionnistes contestataires dans une autre ethnie. De cette manière le parti BJP, de mouvance de droite nationaliste hindou, a pu largement l’emporter face à l’opposition de confession musulmane. Pour la chaîne de télévision britannique Channel 4, « Les dirigeants se sont vantés que Cambridge Analytica et sa société mère Strategic Communications Laboratories avaient travaillé dans plus de deux cents élections à travers le monde, notamment au Nigeria, au Kenya, en République Tchèque, en Inde et en Argentine ». Pour éviter une nouvelle débâcle de cette ampleur, les GAFAM s’organisent. Dans cette optique, leur gouvernance et leur fonctionnement évoluent. L’espace d’un instant les géants peuvent faire vaciller une démocratie.

    Et si les géants n’étaient plus ceux que l’on pense ? Alors que les nations ont eu pour habitude de mettre les entreprises en concurrence pour obtenir la meilleure offre, la roue est peut-être en train de tourner.  Les groupes technologiques font peser une forte tension sur les états. Ils mettent en concurrence les pays sur les questions fiscales pour minimiser leur taux d’imposition. Le rapport de force de l’appel d’offre est en train de s’inverser.  Dans les secteurs des technologies, le privé ne se plie plus en quatre. Il attend de voir quel pays saura lui être le plus offrant en terme d’incitations fiscales, de liberté d’action, de contraintes légales mais aussi de main d’oeuvres. Il suffit de voir comment la question de l’imposition des GAFAM met à malle la collaboration et la confiance au sein de l’Union Européenne. Les intérêts divergents des états membres inhibent toute initiative européenne commune. En incitant à des comportements individualistes, les acteurs technologiques américains remettent en cause la souveraineté de l’Union Européenne. Ils semblent avoir parfaitement intégré l’adage « diviser pour mieux régner ». L’Europe n’est pas la seule victime. Aux Etats-Unis, Amazon a lancé un appel d’offre en toute transparence. Quelle ville misera le plus pour accueillir le siège de l’entreprise ?  Seattle aura rendu de bons et loyaux services, mais il y aura sûrement une ville prête à offrir beaucoup pour accueillir les employés de Jeff Bezos. Anodines en apparence, ces actions symbolisent  la mouvance actuelle. Les acteurs du numériques viennent battre en brèche la cohésion et la souveraineté des nations. Jusqu’à quel point ?

Le B

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