Théorie du complot : quand les réalités se multiplient
Théorie du complot : quand les réalités se multiplient

Théorie du complot : quand les réalités se multiplient

Avec le récent décès de Jeffrey Epstein, les adorateurs de théorie du complot s’en sont donnés à cœur joie. Chaque internaute avait sa propre interprétation de la mort de l’homme d’affaires américain. Tous les arguments ont été avancés pour trouver une explication à sa mort. Même Donald Trump y est allé de son tweet pour questionner la véracité des événements. Dès lors, comment expliquer la prolifération et le succès croissant des théories du complot ? 

En maintenant moins de 15 ans, le tissu d’informations et de communications que constituent les réseaux sociaux s’est largement développé et imposé dans notre vie. Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, WhatsApp, autant de réseaux comptant des millions d’utilisateurs, voir milliards, qui se sont installés dans le mode de vie moderne. Au-delà de rapprocher les gens et leur permettre de communiquer entre eux, ces outils numériques ont démultiplié les sources et les flux d’informations. Nous sommes inondés tous les jours par des flots d’informations dont contrôler la source et la véracité devient de plus en plus difficile. Le terme fake news, ou infox en français, s’est démocratisé pour décrire ces flux informationnels totalement faux mais fortement distribués. 

Marshall McLuan, philosophe et sociologue canadien, explique que les nouvelles technologies de la communication ont bouleversé les relations sociales. Le monde s’est rapproché grâce aux médias et technologies. Dans l’ouvrage The medium is the message, sorti en 1967, McLuan décrit le monde comme un “village global”. Proposée bien avant l’ère d’internet, cette vision du monde paraît d’autant plus pertinente aujourd’hui que nous vivons dans une ère numérique d’hyperconnexion. Les réseaux sociaux sont la nouvelle place publique. Les avis s’entrechoquent, chacun donne son point de vue et les interprétations s’entremêlent aux informations. Loin d’un jugement de valeur positif ou négatif, les réseaux sociaux sont le bistro 2.0, l’alcool en moins, l’accès au monde en plus. Le sociologue Dominique Cardon a montré que le développement des réseaux avait décuplé la prise de parole en public. Il ne faut pas voir simplement le côté négatif de l’outil. Les réseaux sociaux ont sûrement été des vecteurs de réflexion, d’organisation et d’éveil sur bon nombre de questions sociales. Que l’on soit d’accord ou non avec les revendications des gilets jaunes, il est indéniable que les réseaux sociaux ont joué un rôle essentiel dans le constat de leur ras-le-bol commun et dans l’organisation des actions du mouvement. L’utilisation de ces outils pour s’organiser est d’ailleurs l’une des idées majeures de Dominique Cardon dans l’ouvrage “La démocratie Internet”. 

Les réseaux sociaux ont atténué la nuance entre information et avis personnel ou interprétation. Un point de vue partagé par Edwy Plenel dans une interview pour Thinkerview : “Il y a une crise de confiance profonde, (ndlr : envers les journalistes) […] Dans la panique qui s’est prise avec la révolution digitale numérique, les médias eux mêmes ont basculés dans ce monde de l’opinion. C’est le blablabla des opinions […] Quand moi j’ai commencé dans les médias, des figures comme Eric Zemmour, ça n’existait pas. Non pas qu’ils n’existaient pas idéologiquement, mais ça n’existait pas des gens dont la seule légitimité était de blablater leurs opinions”. Les infox diffusées sur internet peuvent alimenter un discours idéologique, quand bien même elles sont explicitement décrites comme fausses. Les travaux de Manon Berriche, doctorante de Dominique Cardon, montrent que l’idéologie et l’affect peuvent avoir une influence dans le choix de partager la fake news. Parallèlement, beaucoup “d’informations” non vérifiées provenant des réseaux sociaux ont été reprises progressivement par des médias plus ou moins sérieux.  L’exemple le plus marquant de ses dernières années reste peut-être le cas du Gorafi, qui a vu son article sur la construction d’un mur avec l’Algérie en cas d’élection de Marine Le Pen être repris à l’étranger par des médias internationaux. Aujourd’hui, informations journalistiques, avis personnels et visions militantistes se mêlent dans les fil d’actualités des réseaux sociaux. C’est donc cette multiplication de l’information et de ses sources qui constitue un terreau fertile à la floraison des théories du complot. Et si en plus, les médias commencent à partager des informations non vérifiées, comment ne pas leur jeter l’opprobre. Ce sentiment de défiance vis-à-vis des instances médiatiques est compréhensible mais ne fait que renforcer les sources d’informations alternatives et donc in fine la production de fausse information ou de théorie du complot.

Aucun milieu n’est immunisé contre la propagation des fake news. Celui du journalisme sportif est très souvent victime des effets de rumeurs. Voici un exemple de construction d’une fausse information par des médias traditionnels. Il fait figure d’excellent cas d’école sur la diffusion d’une donnée incorrecte. Début août 2019, le Coriello dello Sport, quotidien sportif italien, informe ses lecteurs que les discussions entre le club de foot du Napoli et le joueur James Rodriguez se poursuivent. Alors qu’un match amical entre l’Olympique de Marseille et le Napoli approche, ce même journal titre “Napoli a Marsiglia, si riaccende la pista James” (Naples à Marseille, la piste James réactivée). Interloqué par ce titre, Marca, quotidien sportif espagnol pro-madrilène, décide de rédiger un article sur le sujet. Cependant, une erreur de traduction amène le journal espagnol à dire que l’Olympique de Marseille est intéressé par le joueur du Real Madrid. L’histoire pourrait s’arrêter là. On pourrait se dire que le journal n’a même pas pris le temps de s’assurer de la traduction de l’article, ni de la véracité possible de cette information, proche de zéro, mais ne pas s’y attarder. Pourtant, c’est à ce moment-là que la course à l’exclusivité se lance. Intrigués et alléchés à l’idée d’obtenir un scoop, bon nombre de journaux italiens vont partager l’information de Marca afin de concurrencer le Coriello dello Sport avec son information. Imaginez maintenant le même enchaînement sur une citation de Benjamin Netanyahou ou Hassan Rohani…

 

L’interprétation du mystique et de l’inconnu  

Bon nombre de théories du complot trouvent naissance dans l’absence d’explication rationnelle à un phénomène ou une situation. On peut apercevoir un côté religieux dans cette réflexion. L’inconnu et l’incompréhension mettent chacun de nous dans une situation d’inconfort. Ce manque de repères et d’informations oblige à trouver une réponse, qu’elle soit rationnelle ou non. Au travers de l’histoire, de nombreux faits inexplicables ou extraordinaires ont été expliqués par des interventions divines ou mystiques. Dès lors, beaucoup d’événements fruits du hasard ou d’une action cachée d’un autre individu pouvaient être assimilés à la décision de Dieu, d’un démon ou d’un autre être ésotérique. 

Cantonner l’esprit critique d’un croyant à une parole religieuse serait bien réducteur. Bien que des visions mystiques ou religieuses, comme scientifiques, puissent apporter des réponses à des interrogations, il reste toujours des zones d’ombres. Les croyances et la culture d’un individu vont alors jouer un rôle prépondérant dans l’analyse et la compréhension de ces mystères. C’est ici que peut résider le cœur même de nombreuses théories de ré-information. Ainsi, lorsqu’un individu est profondément convaincu par une doctrine, il peut analyser tous les événements qu’il observe par ce prisme. Les psychologues nomment ce phénomène biais de confirmation. Comme son nom l’indique, le biais de confirmation est un biais cognitif. Ce terme fait référence à une distorsion du traitement d’une information et à la sortie d’une réflexion logique et rationnelle. Seulement psychologique et n’ayant rien de pathologique, cette obstruction de son propre juge arbitre peut frapper n’importe qui. Le parasitage et les œillères d’une analyse seront d’autant plus forts que les croyances que l’on peut avoir seront fortes et partagées par d’autres individus. Le cas de l’incendie de Notre-Dames de Paris en est un parfait exemple. Ainsi, bon nombre de théories sont venues expliquer l’événement qui a frappé le célèbre monument parisien. Pêle-mêle, les Russes, les gilets jaunes, le gouvernement, des terroristes d’EI, des délinquants prosélytes ont été considérés comme responsables de l’incident. Chaque théorie est bien sous couvert d’une idéologie et bien souvent ces spéculations ne sont pas seulement des biais, mais sont également utilisées comme des moyens de propagande.

 

Le complot, c’est chic !

Un autre canal de diffusion de ces alternatives de la réalité réside dans la culture populaire. Ces dernières années, bon nombre de théories plus ou moins farfelues sont devenues des références communes et sont reprises par des films, des séries ou bien des artistes. Comment parler de réalité alternative et de fiction sans parler de “la zone 51”. Ce secteur mythique du désert du Nevada est aujourd’hui largement plus connu pour ses détournements et sa présence dans des œuvres culturelles que pour les théories conspirationnistes et complotistes autour de celle ci. Les œuvres et les théories en sont même venues à s’alimenter l’une et l’autre. Il faut dire que les productions artistiques sur le sujet ne manquent pas. Au cinéma, Independence Day, Indiana Jones, Area 51, Paul, … ont chacun apporté une vision différente sur ce que pouvait abriter la fameuse zone. On retrouve également de nombreuses références dans les séries comme les Simpsons, American Dad, X-files, Doctor Who, ou bien dans les jeux vidéos, avec GTA ou Tomb Raider 3 et son niveau dédié à la Zone. Culture populaire et conviction conspirationniste ont conduit des millions d’internautes à vouloir vérifier de leurs propres yeux la réalité sur ce qui était arbitré dans la fameuse zone du Nevada. Des groupes se sont mobilisés sur les réseaux sociaux et plus de deux millions de personnes se sont organisées avec pour objectif d’envahir la zone 51. L’invasion était prévu pour le 20 septembre 2019 et, bien entendu, elle n’a pas eu lieu. Cette blague organisée par Matty Roberts, un internaute américain, a au moins illustré que le site militaire déchaîne toujours les passions.   

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Un panneau routier, faisant référence à la vie extraterrestre que pourrait abriter la zone 51, sur la route 375 dans le Nevada. Source : Cooper – Creative commons

Comble de l’histoire, la zone 51 n’est pas un OVNI. D’autres théories alternatives se sont également imposées dans la culture commune. Bien aidée par les youtubeurs, mais également par des artistes musicaux comme Vald, la théorie des reptiliens est aujourd’hui devenu tendance. L’idée que les grands de ce monde puissent être des reptiles cherchant à développer l’hégémonie de leur race s’est grandement diffusée. Dans le cas du rappeur Vald, sa fascination pour les reptiliens a deux grilles de lecture. Une première plus terre-à-terre, qui est sa passion pour la provocation et l’aspect “loufoque” et “pas sérieux” de la théorie qui s’accorde avec le personnage qu’il s’est créé. Une seconde vision est plus sarcastique chez le rappeur d’Aulnay-Sous-Bois. A de nombreuses reprises dans sa discographie, Vald a décuplé les références pleines de fascination, d’amusement mais aussi pleines de critique et de dérision. Dans son album “Agartha”, en référence à la théorie du monde souterrain éponyme, il multiplie les références conspirationnistes comme les satires sociétales. Réalité et conspiration se mélangent ne laissant de place qu’à la brume. 

Valentin Le Du, la personne qui se cache derrière le nom de scène Vald, n’est pas un cas isolé. La culture internet s’est pleinement imprégnée des théories des complots. Présenter un panorama des réutilisations de ces théories par les artistes et influenceurs nécessiterait un article à part entière. La réutilisation des mythes conspirationnistes par des artistes et l’ensemble des “influenceurs” de manière générale a fortement participé à la diffusion et au partage de ces théories. Derrière l’exemple des théories du complot, on comprend toute l’essence du terme influenceur. 

 

Des complots qui n’en sont pas 

Le facteur le plus controversé du développement des théories conspirationnistes est le fondement même de plusieurs de ces théories. Ainsi, ces dernières années, de nombreux acteurs institutionnels ont vu leur image ternie pour avoir manipulé l’opinion publique. De grandes entreprises, états ou organisations internationales se sont retrouvés au cœur de scandales que mêmes les plus conspirationnistes n’auraient pas imaginé. 

Débutons par les événements les plus récents. La France a connu cette année une période de fortes tensions sociales avec la crise des gilets jaunes. Pas besoin de revenir outre mesure sur cet événement tant il est encore dans les mémoires collectives. Cette période a d’ailleurs été le théâtre de fake news et de désinformation. Les gilets jaunes en ont bien sûr beaucoup produit. Ils en ont été également grandement victimes. L’un des cas les plus marquants se déroulait en mai 2019. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, déclarait après une manifestation : “Ici, à la Pitié-Salpêtrière, on a attaqué un hôpital. On a agressé son personnel soignant.” Cette accusation à l’encontre des gilets jaunes s’est avérée totalement calomnieuse et infondée. Ce rappel des faits offre une explication possible à la défiance possible d’une partie de la population vis-à-vis de l’information émanant du gouvernement. Le doute de la population participe in fine à la prolifération d’autres fake news. 

Si le terreau des reproches et des responsabilités institutionnelles se cantonnaient à la création de quelques fake news, les théories conspirationnistes ne prendraient pas autant. La polémique de l’hôpital de la Pitié-Salpetrière n’est pas isolée, c’est là que le bât blesse. Revenons sur le scandale démocratique majeur, dans un pays occidental, de ces dernières années. En début d’année 2018, une société appelée Cambridge Analytica est au cœur de la tourmente. L’entreprise de conseil stratégique à partir d’analyse de données est accusée d’avoir influencé le vote démocratique du Brexit au Royaume-Uni, l’élection de Donald Trump aux Etats Unis, et celle du parti BJP en Inde. Les plaintes sont loin d’être infondées. La société a drainé les données d’utilisateurs de Facebook afin de déterminer la population médiane qui fera basculer le vote dans le sens qu’elle désire. Ainsi, après avoir ciblé les électeurs et les éléments clés pour les convaincre, l’entreprise diffusait des contenus personnalisés, plus ou moins véridiques, pour convaincre les plus indécis. Les élections citées s’étant jouées à très peu de voix, la responsabilité de Cambridge Analytica a très vite été engagée par ses détracteurs. Une raison supplémentaire pour déstabiliser les utilisateurs et entamer leur confiance.

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Alexander Nix, ancien PDG de Cambridge Analytica, lors du Web Summit 2017. Source : Sam Barnes – Creative commons

Un dernier exemple, qui n’est pas des moindres, remonte aux guerres de Yougoslavie. En avril 2019, le Monde Diplomatique titrait un article “Le plus gros bobard de la fin du XXème siècle“. Cet article retrace les désinformations qui ont été utilisées pour provoquer une intervention militaire dans le pays des Balkans. Des documents prouvant la responsabilité du peuple Serbe dans l’épuration ethnique au Kosovo ont été construit de toute pièce, ce qui a amené par la suite le bombardement du pays et une intervention militaire occidentale. L’auteur précise que “loin d’être des internautes paranoïaques, les principaux désinformateurs furent les gouvernements occidentaux, l’OTAN ainsi que les organes de presse les plus respectés.” Les fake news ne sont pas un objet réservée à des geek conspirationnistes. Les exemples sont multiples pour prouver que des états ou des grandes entreprises peuvent mentir. Ils viennent nourrir un terreau de défiance envers les institutions aussi bien publiques que privées. Dès lors, qui croire quand une théorie “crédible” vient contredire un acteur majeur envers qui la défiance est totale. Les fake news et les théories conspirationnistes ne sont par conséquent pas réservées à une partie de la population. Aujourd’hui encore plus, la “réalité” devient trouble et difficilement lisible. Penser que seules certaines populations moins éduquées pourraient en être victimes, comme on peut le lire parfois, serait du mépris de classe. Le rôle de cet article n’est pas de provoquer une défiance totale envers la presse et l’information publique. Le journalisme, bien que certains médias perdent peu à peu cette essence journalistique, restent encore la source la plus sûre d’informations. Mais quand les plus grands acteurs de nos sociétés commencent à mentir comment ne pas comprendre que certains aillent chercher l’information autre part ? 

Le B

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